Les Niçois aiment souvent évoquer le rôle de la chanson dans les carnavals, surtout celles que l'on fredonnait entre les deux guerres et qui sont restées gravées dans la mémoire collective.
C'est tout un "mesclun" de chansons qui résonne dans nos têtes. "Velou, velou, velou, es Carneval !" "Petronille, reine des amours", "Carnaval est millionnaire", "Y a d'la joie !" "Bim, bam, boum !", etc. Le souvenir de la chanson ne peut se dissocier de celui de la musique, et nous permettra d'évoquer l'évolution particulière de la musique et de la chanson dans le Carnaval de Nice, de ses origines à nos jours. Nous aborderons le thème de la musique des ténèbres, étroitement lié au cycle du Carnaval-Carême, dans tous les carnavals européens, avec une connotation tout à fait originale en pays niçois avec le développement des orphéons carnavalesques au son des cougourdons (couassa).
A la fin du XlXe siècle, la transformation du Carnaval de Nice en grand défilé de chars, cavalcades et mascarades entraîne l'apparition de chars de la musique, suivie au début du XXe siècle par la création du concours de la chanson officielle de Carnaval, puis sa décadence dans les années soixante et un renouveau qui pointe à l'horizon des années 90.
La musique joue un rôle primordial dans la fête et le carnaval n'échappe pas à cette règle de joyeuse convivialité. Aussi, les origines de la musique dans le carnaval nous entraînent-elles dans le sillage du symbolique et de l'étrange, celui qui intéresse l'ethno musicologue et l'anthropologue. Le carnaval, grande fête cyclique de l'hiver européen après Noël, est considéré comme fête de transition entre l'hiver et le printemps dans le cycle des saisons et représenterait la période de médiation qui permet la communication entre le monde des ténèbres et l'univers céleste.
Les premières allusions que l'on peut faire, à une "musique" particulière ou "paramusique" pendant le Carnaval, sont, Sans nul doute, celles qui ont trait à la coutume du "charivari" et aux symboliques qui s'y rattachent.
"Par le terme de paramusique, on désignera les phénomènes sonores, organisés volontairement, en temps de rituel, et se situant à la frontière du son musical et du signal bruit. " (C. Marcel-Dubois).
Le passage d'une saison à l'autre s'accompagne de rites divers, parmi lesquels les sons jouent un rôle primordial ; manifestations sonores que l'on trouve aussi dans le cycle Carnaval-Carême :
- Dans les rites des Ténèbres, la succession de l'obscurité et la lumière sont symbolisés par des "effets bruyants" provoqués par des bris de marmite en terre, des tintamarres de casseroles, des sons de conques marines…
- Le chaos et l'allégresse de l'ordre retrouvé sont symbolisés par des sonorités claires et éclatantes, comme le son des clochettes, grelots, clarines…
La pratique du charivari semble très populaire, dans le pays niçois, en période de Carnaval, ainsi qu'en témoignent les textes relevés par l'historien Ch-A Fighiéra : les édits municipaux de 1539 et 1612 donnent des détails très précis sur l'organisation des charivaris par les Abbés des Fous (cf. A. Sidro, "Le Carnaval de Nice et ses Fous", ed. Serre).
Cette coutume, qui se pratiquait souvent en Europe, pendant le cycle de Carnaval-Carême, avait lieu aussi en dehors de cette période (à l'occasion du remariage des veufs), ou bien pour des raisons de corruption morale ou administrative. Le rituel est toujours le même : il s'agit de se rendre sous les fenêtres de la victime élue et de provoquer un tintamarre, un charivari "à réveiller un mort". C'est ainsi que des récits pittoresques évoquent des charivaris, dans le Vieux-Nice, au siècle dernier par exemple. "Dès lors, on vit sortir de toutes les rues des hommes, des femmes et des enfants, frappant sur toutes sortes d'ustensiles de ménage, au son des conques marines et de grelots de mulets, chantant, sifflant, cassant des marmites et autres vieux vases, lançant des pierres aux portes et aux fenêtres…" (J.B. Toselli, Histoire de Nice).
Une pratique qui a davantage persisté dans les villages du haut pays niçois que dans les rues du Vieux-Nice. Mais sur les corsi, l'on maintenait la tradition du langage sifflé (proche du persiflage), où les masques s'amusaient à "chiner" les passants, interpellaient "leurs victimes" sur leurs "écarts de conduite", en leur sifflant avec une voix de fausset "Va que ti connouissi".
Parmi les traditions bien ancrées dans le Carnaval niçois, nous évoquerons celles directement liées à la pratique de cette "paramusique" citée précédemment et provoquée avec des instruments des ténèbres" tout à fait particuliers et exceptionnels, ceux de l'orphéon carnavalesques niçois : la Vespa qui accompagnait le joyeux et dynamique groupe carnavalesque des Maurou ; le Paillassou, les Maurou, la Vespa, figurent parmi les traditions les plus anciennes du Carnaval de Nice.
Les Maurou, groupe de quatre à cinq jeunes gens, la tête coiffée d'un bonnet de nuit ou d'un turban d'une blancheur douteuse, se barbouillaient le visage et les bras avec de la suite, et endossaient un drap de lit ou s'affublaient d'un burnous dont ils découpaient la forme de l'encolure.
Ils parcouraient le corso, en mouvement sinusoïdal, ou bien fendaient la foule a grands coups d’épaule lorsqu'elle ne s'écartait pas assez vite et ils chantaient la chanson des Maurou :
Sien Maurou lou saben
Cu voû si fa bouffa
Semblan toui d'africain
Che vengon n'a trouva
Ma se si lavessien
Lu boufferen lou traoù
Bessai vou plaserien
Sensa li faire maù
Se lu bouffet son rout
Faoù lu fa arrangia
Si n'avès plus d'argen
Asperes l'an che ven.
Une chanson interprétée sur l'air de la chanson des "Bouffets" ou "Soufflaculs" telle la très belle version qui est présentée dans le disque "Tresors dau Pais Nissart" (ed. Ventadorn, 1980).
Cette présence des Maurou, correspondait dans les carnavals niçois à la persistance dans la "mémoire collective" et à la transmission de la culture populaire (gestuelle et non verbale) de l'évocation des "Sarrasins" (Turcs ou pirates méditerranéens d'origines diverses), responsables de bien des pillages dans l'histoire méditerranéenne et auxquels sont attribués des faits qui n'ont parfois qu'un rapport très lointain avec leurs exactions mais dont nous trouvons la trace dans les fêtes locales (Sarrazin dans le Languedoc, Pailhasse près de Montpellier, fête-dieu à Aix-en-Provence, Maurou à Nice mais aussi en Espagne, en Vénétie et en Yougoslavie.
Le plus souvent, les Maurou suivaient le groupe du Paillassou, bernaient ce mannequin de paille et de chiffon avec un drap tendu et les Maurou étaient accompagnés d'un groupe de musiciens dotés d'instruments bizarres, taillés dans des courges séchées, des cougourdons. Cet orphéon carnavalesque s'appelait la Vespa (la guêpe).
La Vespa a disparu des corsi autour des années soixante, et ses précieux instruments furent exposés au Musée Masséna, grâce à la donation d'un menuisier, M. Louis Allo. Il faut préciser la particularité de la Vespa, (soulignée par Claudie Marcel-Dubois des ATP) : c'est apparemment seulement à Nice, dans la partie européenne de la Méditerranée que nous utilisons musicalement des instruments taillés dans des courges/calebasses, alors que c'est d'usage courant en Afrique ou en Amérique Amérindienne. La Vespa connaît un renouveau depuis quelques années, grâce au talent d'Yves Rousguisto et au Cepoun (groupe folklorique musical de Vence).
En 1984, à l'occasion du Centenaire de Carnaval, et les années suivantes, des "Vespa" ont été recréées dans plusieurs établissements scolaires de Nice où les enfants ont été initiés à la fabrication et à l'usage de ces "instruments des ténèbres" si particuliers et apprennent les danses de Carnaval. Une initiative du Comité des Fêtes de Nice et de l'Éducation Nationale. Parmi tous les instruments de la Vespa, citons : le tambour à friction, le Petadou dont le nom vient de "pet", "petà" c'est-à-dire "crever, se casser, claquer", et dont le son si particulier s'inscrit dans la symbolique évoquée précédemment du rite des musiques des Ténèbres.
En 1877, le char du "Théâtre Ambulant" innove en animant ses marionnettes au son d'un orchestre placé à l'avant du char et qui joue de la musique. L'importance des cortèges carnavalesques dès la fin du siècle dernier et le nombre croissant des chars et des mascarades a influencé et modifié le rôle de la musique sur le corso et provoqué l'apparition de chars de la musique, vers 1890.
En faisant monter les musiciens sur une plateforme aménagée en gradins, on augmentait la sonorité des instruments, d'autre part, le char de la musique devenait l'accompagnateur des chars officiels de S.M. Carnaval et de son épouse.
Certains chars de la musique, très souvent conçus par G-A Mossa, ou larnach sont restés célèbres dans le souvenir des carnavaliers niçois, comme le "Babaù" (1905), les "Poires" (1914), etc...
Souvent, ces chars avaient la forme d'un instrument : une contrebasse appuyée sur des partitions (1891), un orgue monumental (1894), un immense accordéon avec un clowl blanc au sommet jouant du trombone à coulisse (1896) ; d'autres chars traitaient des événements locaux ou internationaux, le char de la ligne Nice-Coni (l909), la libellule (1910, hommage à Santos-Dumont), les Poires (1914). Tous les chars adoptèrent par la suite un orchestre à l'arrière de leur plate-forme, de manière à ce que les nombreux déguisés suivent les chars, en dansant, sautant, riant. Certains groupes de grosses têtes, aussi, étaient accompagnés par un orchestre où la "jourgina" (petit accordéon) ne chômait guère.
A la fin du corso, les musiques et fanfares militaires (notamment celles des chasseurs alpins) étaient rassemblées. Aux quatre coins de la place Masséna, 10 000 à 15 000 déguisés participaient joyeusement à des farandoles endiablées au rythme de la fameuse "Es rota la casserola".
La chanson officielle de carnaval est créée en 1905, par le Comité des Fêtes, pour accueillir Carnaval dès son arrivée. Elle était d'abord choisie par un concours limité aux paroliers puis les compositeurs entraient en compétition et devaient broder leur variation sur l'œuvre primée. En 1905 c'est une chanson en niçois, « E viva Carneval », qui obtint le prix. Mais une rivalité s'engagea entre auteurs niçois et auteurs français. Le journaliste Fernand de Rocher protesta vivement contre l'attribution du prix à "« E viva Carneval », " en des termes peu élogieux pour les Niçois : « il est permis à nos hôtes étrangers ou français d'ignorer les beautés de la langue d'oc. provençal ou nissard, alors que tant d'aborigènes l'écorchent et l'estropient si lamentablement. Peu d'hivernants ne parlent ou ne comprennent pas le français. C'est donc enlever à la fête un appoint important que de vouloir la réduire à une simple manifestation locale.". Il faut croire que ses propos furent entendus puisqu'il gagna le prix de la chanson en 1908.
Le plus célèbre parolier fut le barde niçois Menica Rondelly, l'auteur de Nissa la Bella ; parmi ses chansons les plus célèbres figurent :
Es Carnaval !!! (1909) ;
Chahut ! Chahut ! (l910) ;
Pin Pan ! (1914);
Gnic! Gnac! (1921) ;
Velou ! Velou ! (1922), son plus grand succès, célèbre le Pont-Vieux, détruit cette année-là ; c'est l'un des airs les plus joyeux du carnaval niçois ;
Fai Anà ! (1923)
Parmi d'autres auteurs, paroliers ou compositeurs citons A Fenouille, D Mari, Theo Martin, Roger Lucchesi ou Toni Rainaud. La chanson de Carnaval était un véritable trait d'union entre les Niçois. Les chanteurs des rues contribuaient à créer une véritable ambiance de fête dès Noël, ils interprétaient la chanson dans tous les quartiers, et tout le monde la savait par cœur, sur les corsi.
Aux environs des années 60, la chanson officielle de Carnaval disparaît, les sixties, groupes rock, Beatles déferlent sur I'Europe, les airs de carnaval se démodent, les déguisés raccrochent leurs dominos, la "sono" remplace les derniers orchestres, un fossé musical se creuse entre les générations. Adieu la fête populaire urbaine, adieu les Mais et la joie dans les quartiers, c'est le jazz à Saint-Germain des Prés ou la Pinède de Juan-les-Pins !
La fête populaire traditionnelle subsiste dans le haut pays, au son des ciamada et des farandoles pour les brandi emmenés par les "Abats", Abbés de la Jeunesse.
L'une des toutes dernières chansons officielles de Carnaval date de 1959, l'excellent compositeur niçois, Toni Rainaud, s'inspira de la samba qui triomphe à Rio et composa une très tonique samba niçoise "Bim-Bam-Boum, Carnaval ès en la Luna", thème qui rendait hommage aux premiers cosmonautes et astronautes de l'espace. Malgré quelques tentatives "d'animateurs de la fête", pas toujours réussies, au cours des années 70- 80, pour la relancer, la chanson du Carnaval sombre dans les oubliettes. L'intérêt de la musique sur les corsi au cours de cette période vient surtout de la qualité des groupes musicaux - fanfares, cliques européennes ou orchestres de la VIe flotte des USA - qui participent aux défilés.
En 1984, à l'occasion du Centenaire de Carnaval, la Ville de Nice, dans le cadre du Festival brésilien organisé en juillet, reçoit une authentique école de samba venue de Rio avec 100 danseurs et musiciens, Mocidade Independente de Padre Miguel, qui obtient un triomphe en défilant à la bataille de fleurs.
De 1987 à 1990, la création de l'émission de télévision "Carnavals des Carnavals", propulse Nice comme le plus important carrefour international des Carnavals du monde, avec la venue d'excellents groupes carnavalesques qui nous font découvrir leur musique et la richesse ou le dynamisme de leur carnaval. C'est le cas de Tenerife (îles Canaries) ; c'est le passage du carnaval argentin de Corrientes, qui nous envoûte avec sa musique de chamame et candombe. C'est la samba frénétique de Rio, avec la présence des plus prestigieuses écoles de samba, c'est Bahia, Gilberto Gil et lorge et Zelia Amado.
Nous avons découvert la musique des "steel-band", ces fameux groupes de calypso de Trinidad qui résonnent aussi au carnaval antillais de Notting Hall, à Londres. Nous avons accueilli, l'une des plus brillantes artistes plasticiennes du carnaval de Notting Hill, Clary Salendy, dont les gigantesques costumes (de 7 mètres d'envergure) étonnèrent plus d'un Niçois.
Le "rap niçois" (sur des rythmes de ragga muffin) et la musique électronique font une brillante entrée sur le corso niçois, en hommage à Sa Majesté Carnaval 1993. En effet, le char de la Ratapignata de Ben, sera animé avec des airs de rap niçois, par Louis Pastorelli, tandis que Madame Europe bénéficiera d'une sonorisation spécialement conçue pour La Mascarade, par les musiciens Martin Chevalier et Henri Manini, dans laquelle, on percevra aussi bien les sons traditionnels du Petadou que l'hymne européen.