Jacques, qu'est-ce qui vous lie si fortement à ce texte de Camus, que vous souhaitiez adapter depuis longtemps?
Beaucoup de choses, et depuis longtemps en effet, me lient à Camus. Il me semble que j’ai grandi avec.
Je suis né dans le quartier populaire de Belcourt, à Alger, et mes grands parents avaient un petit magasin de chaussures au 96 rue de Lyon. Albert Camus a passé toute son enfance et son adolescence au 93, en face.
Son trajet entre Belcourt et le Lycée Bugeaud, à l’autre bout d’Alger qu’il raconte dans "Le premier homme", mon père qui a fréquenté le même lycée venant du même quartier me l’avait raconté presque avec les mêmes mots.
Son appartenance à l’Algérie, son déchirement au moment de la guerre d’Indépendance, tout cela me touche beaucoup.
L’amitié puis la rivalité avec Sartre, la bagarre qui l’a opposé aux intellectuels parisiens, sa philosophie de l’absurde, de l’Homme révolté et d’une morale sans Dieu, la fascination qu’il a pu exercer sur les jeunes générations à son époque, le purgatoire incessant d’où on le sort parfois, voilà beaucoup d’éléments qui me le rendent très attachant.
Et comme l’a écrit récemment Michel Onfray : « Pourquoi faudrait-il préférer avoir tort avec Jean-Paul Sartre que raison avec Raymond Aron ? Lorsque l’on me demande de choisir entre Sartre et Aron, je réponds toujours : Camus… »
Ce texte est une courte nouvelle extraite de "L’exil et le royaume".
Je l’ai découvert pour la première fois il y a une vingtaine d’années au moment où je commençais ma grande saga des Carnets d’Orient et il a immédiatement résonné en moi comme un élément central dans l’œuvre de Camus à propos de la question algérienne..
C’est peut-être le seul texte de fiction où Camus fait allusion à la guerre d’Algérie.
Camus a entrepris son écriture en 1951 et l’a probablement remanié avant sa parution en 1957. Entre temps il y avait eu l’insurrection de novembre 1954 et la démarche infructueuse de Camus en faveur de la paix avec son appel à la trêve civile à Alger en janvier 1956.
Daru, jeune instituteur français né en Algérie, vit dans son école, au coeur des hauts plateaux. Il fait la classe à des enfants arabes venus des hameaux environnants.
Un jour d’hiver, le gendarme Balducci vient lui confier un prisonnier arabe que Daru doit convoyer jusqu’à la ville voisine pour le livrer à la justice.
Daru refuse et se fâche avec le gendarme qui s’en va en lui laissant le prisonnier.
Daru l’héberge et décide après une nuit de réflexion de le conduire le lendemain par les chemins et de lui laisser choisir son destin.
Cette nouvelle met en scène trois personnages, le gendarme représentant l’autorité et le pouvoir colonial, l’instituteur, symbole de la culture, de l’instruction, de la connaissance, de «l’œuvre civilisatrice de la France», et l’Arabe, figure métaphorique des populations colonisées, tantôt soumises tantôt rebelles.
Le jeu qui va se jouer entre ces trois personnages, reflète la pensée de Camus, lui-même déchiré pendant la guerre d’Algérie, aux prises avec une situation inextricable : face à l’injustice, tout choix vous condamne.
On sent, au-delà de la solitude de Daru et du cas de conscience qui se pose à lui, toute la problématique camusienne sur le choix, l’engagement, la morale, la justice.
C’est un texte dans lequel il y a tout Camus et, à travers l’immensité de ces espaces désolés, une bonne partie de l’Algérie coloniale.
Ce texte, cela faisait 20 ans que j’avais envie de l’adapter en bande dessinée.
Pourquoi l'adapter en bande dessinée ?
Quand j’ai découvert L’Hôte, dans l’Exil et le royaume. Immédiatement, les images me sont venues... Et l’envie d’en faire une adaptation en BD, puisque c’est mon mode d’expression.
Par ailleurs, le fait de me retrouver chez Fétiche est important pour moi, car même si cette collection s’adresse à tous les publics, elle est abritée par le secteur jeunesse de Gallimard et il me semble essentiel qu’une nouvelle génération puisse avoir accès à Camus de cette manière.
Quels ont été vos parti-pris?
Je me suis demandé si je gardais le texte de Camus en récitatif, comme une espèce de voix off.
Et puis je me suis rendu compte que malgré de nombreuses scènes où le personnage de Daru est seul, les séquences avec le gendarme et le prisonnier sont entièrement dialoguées.
J’ai reconstruit les scènes d’ouverture avec les élèves arabes dans la salle de classe et la séquence de la livraison avec le chauffeur de la camionnette en les dialoguant.
Tous les mots sont de Camus. J’ai même retrouvé dans “misère en Kabylie” des bribes de dialogues entre Camus journaliste et des enfants touchés par la famine que j’ai repris.
Parallèlement, j’ai gardé volontairement de longues scènes muettes pour rendre compte de la solitude du personnage et de l’immensité du paysage seulement par l’image.
Vous venez de terminer votre saga les Carnets d'Orient, que vous a apporté la contrainte de l'adaptation du texte de Camus?
J’ai écrit l’adaptation et réalisé le découpage dessiné d’une traite. Il est rare que je story-boarde ainsi une BD lorsque je suis l’auteur du scénario.
Généralement, pour mes Carnets d’Orient le scénario est très évolutif et peut se modifier à tout moment en fonction du dessin, pratiquement jusqu’à la fin.
Avec L’Hôte, ce qui aurait pu être une contrainte m’est apparu comme un terrain balisé et sécurisé.
Après avoir terminé ma saga des Carnets d’Orient, c’est comme si je prolongeais un peu mon sujet avec l’adaptation de cette nouvelle de Camus en guise de point d’orgue...
L'HÔTE de Jacques Ferrandez d'après l'oeuvre d'Albert Camus.
Gallimard, "Fétiche", 64 p., 13,90 €.
Consultez ce site sur le Belcourt de Camus envoyé par un de nos lecteurs