Il court dans le Vieux-Nice une rumeur assourdie, profonde, lente. A peine de temps à autre émerge-t-elle sous la plume de quelque journaliste courageux, qui ose aller l’affronter dans son antre. Le plus souvent, elle se murmure, elle se défroisse au coin d’une conversation et alors elle devient énorme, se déplie, se déploie, rampe sous le sol des mille maisons du quartier et s’épanouit soudain, au firmament, en fleurs innombrables d’un feu d’artifice de rêve, au-dessus de Cimiez ou de Saint-Barthélemy.
Cette rumeur dit ceci : il y a, partout dans le Vieux-Nice, des souterrains.
Peu importe que personne n’ait jamais pu les suivre. Peu importe que personne n’ait jamais pu les cartographier. Peu importe que tout, la géologie, l’histoire, la vraisemblance, les adductions d’eau, les parkings qui se conjuguent pour s’opposer, en un terrible complot, à leur existence ; ils sont là !
Untel en a vu l’amorce, place Saint-François. De là, on peut gagner le monastère de Cimiez, sans jamais revoir le jour au long du parcours, franchissant ainsi le Paillon, remontant la pente de la colline. Un autre atteste de leur existence à la Condamine, jusqu’à déboucher sur le plateau du Château –pas lui, bien sûr, mais un copain du cousin au voisin de son oncle qui habitait là. Un troisième les a repérés, sortant du ghetto, c'est-à-dire de la rue Benoît-Bunico, pour atteindre la place du Palais. D’autres vous diront qu’on peut, en empruntant celui-ci, aller sans se mouiller, par temps de pluie, jusqu'au cimetière de Saint-Barthélemy ou déboucher, en suivant celui-là, dans la crypte de l’abbaye de Saint-Pons. Les souterrains du Vieux-Nice vont partout, viennent de partout, abritant dans leurs profondeurs les amours illicites, les trafics condamnables, les fuites éperdues d’innocents persécutés, les sombres menées des traîtres à la patrie livrant à l’ennemi les défenses du Château.
Le Vieux-Nice est aujourd’hui un quartier pittoresque. Il fut pendant un demi-millénaire une ville étrange.
Jusqu’au XVIe siècle, il devait ressembler à ces villes provençales, ou plutôt à leurs centres anciens, qui alignent de maisons relativement basses (deux ou trois étages) et donnent ainsi l’illusion de rues tout aussi relativement larges. Dans ses murs, il hébergeait alors une population difficile à chiffrer, estimée à environ 5000 personnes. Il y avait encore, alors, une autre ville, la ville haute, toute entière perchée sur la colline du Château, et qui devait ressembler à l’actuelle agglomération du rocher de Monaco.
Au XVIe siècle, les ducs de Savoie décidèrent de militariser toute la colline, expulsant la population dans la ville basse. Comme cette population ne voulait pas quitter l’abri des murailles, elle s’entassa dans les limites les plus étroites de l’actuel quartier, entre Paillon, place du Palais et cours Saleya. Et pour s’entasser, il fallut, à défaut de pousser les murs, multiplier les niveaux.
On les multiplia donc, vers le haut, ce qui nous donne le Vieux-Nice d’aujourd’hui, avec ses immeubles de cinq, voire six étages.
On les multiplia aussi vers le bas. Car en un temps où il fallait loger le double (15000 personnes) de l’actuelle population du quartier, sur une même superficie, il fut aussi nécessaire de prévoir tous les espaces utilitaires indispensables pour stocker les marchandises, les produits de première nécessité, abriter les bêtes, les réserves des artisans, et tant d’autres choses encore. On avait gagné trois étages en hauteur ? On en trouva deux de plus en profondeur, jusque sous les rues, avec des caves partout mitoyennes et empilées souvent sur trois niveaux.
Mais de là à dire que ce sont ceux-là, les seuls et vrais souterrains du Vieux-Nice…