Témoins de limites ou jalons de distances, les bornes sont anciennes, en particulier dans le domaine de la circulation. À l’époque romaine, les bornes miliaires jalonnaient les principales voies tous les milles. À Rome le Milliaire d’Or, élevé par Auguste sur le forum, marquait le point de départ des routes militaires dont les distances étaient calculées à partir de ce point. En France, les routes nationales quittant Paris sont étalonnées à partir d’un « Point Zéro » situé sur le parvis de Notre-Dame. À Budapest une « Borne Zéro » dressée au pied du château à l’entrée du « Pont-des-Chaînes », marque le début des routes d’état. À Washington, le « Zero Milestone » est placé devant la Maison-Blanche. On pourrait multiplier les exemples !. Ce souci de préciser les distances grâce aux bornes qui aujourd’hui font partie de notre quotidien a été un peu délaissé au Moyen âge. Sa réapparition, relativement récente, ne remonte qu’au règne de Louis XV. D’autres bornes, celles destinées à délimiter un territoire, sont sans doute plus anciennes. Déjà l’empire romain avait connu des bornes territoriales, mais de façon exceptionnelle : il s’agissait de monuments commémoratifs de conquête ou de pacification, plus que de bornes-limites ou de bornes-frontière proprement dites. Le Trophée de La Turbie, Ces limites territoriales vont se multiplier. D’abord de façon assez anarchique au Moyen âge, elles vont se voir généralisées sous les règnes de la Monarchie Éclairée et devenir systématiques sous l’Empire. Par décret du 11 février 1813 l’indication matérielle des limites départementales et cantonales devient obligatoire. À la même époque, le royaume de Sardaigne dresse des bornes aux confins de ses provinces, comme celle, datée 1812, conservée sur le col de Tende entre Comté de Nice et Piémont. Des bornes ont aussi existé sur les franges communales. Plus importantes politiquement, voire administrativement, sont les bornes délimitant une frontière d’état. Pour la France, il semble que les premiers bornages du territoire ne soient pas antérieurs au règne de Louis XIV (1638 – roi en 1643 – 1715). Ils deviendront de règle sous celui de Louis XV (1710 – roi en 1715 – 1774). Ces opérations, longues car précédées d’études précises des cartographes, puis d’enquêtes détaillées des commissaires chargés de les contrôler, suivent des périodes de guerre au cours desquelles les bornes ont été bousculées, voire détruites. Elles tiennent compte des acquisitions, ou des pertes, territoriales, conséquences de ces conflits. Les bornages issus de nouveaux tracés établis à la suite d’accords amiables sont évidemment plus rares. C’est le cas de celui de 1761 dans le Comté de Nice. Outre des rectifications de détail, comme en 1990 dans les Alpes-Maritimes, les bornages concernent parfois des limites établies suivant des traités anciens. Ainsi ce n’est qu’en 1998 que la France et l’Allemagne ont achevé de borner leur frontière entre Alsace-Lorraine et Rhénanie-Palatinat sur les 100 km d’une ligne définie par le traité du 14 août 1925 et ratifié en 1927 : 778 bornes ont été alors contrôlées et 130 autres replacées au centimètre près !. Le bornage comprend deux opérations : - la délimitation qui a pour objet de fixer la ligne séparative de deux propriétés, deux territoires ; - l’abornement qui est la constatation légale de cette ligne au moyen de bornes plantées, gravées, peintes, etc… L’action en bornage n’est jamais atteinte par la prescription. Le déplacement ou la suppression de bornes donne lieu à des actions, possessoire et correctionnelle, par complainte en justice. Cette préoccupation de défense envers une usurpation justifie la pose des bornes sur des tuileaux ou des charbons enfouis dans la terre ; ces « témoins » la marquent de leur couleur et de leur présence. La frontière occidentale du Comté de Nice, entre royaumes de France et de Piémont-Sardaigne, a subi au cours du XVIIIe siècle plusieurs modifications entérinées par des accords diplomatiques. Une série de bornages ont ainsi suivi le Traité d’Utrecht (11 avril 1713), la Convention de Paris (4 avril 1718), le Traité e Turin (24 mars 1760), le Traité de Paris (30 mai 1814). Dans l’état actuel de nos recherches, nous n’avons retrouvé que de rarissimes et discrets témoins des bornages de la première moitié du XVIIIe siècle. En revanche, de nombreuses bornes subsistent de celui mis en place en 1761. Il fut effectué et numéroté du sud au nord, entre le pont de Roquestéron et le col de Pelouse (haute Tinée/haute Ubaye) ; il comportait 44 bornes, dont 31 plantées, 11 gravées sur des roches en place et 2 sur poteaux de bois. En effet ce sont là les trois types de bornes-frontière utilisés dans nos régions : - borne plantée en pierre, d’une hauteur moyenne de 60 cm hors sol et d’une section proche de 34 x 22 cm. - borne gravée sur un rocher inclus dans un ensemble en place important, soit sur une seule dalle, soit répartie en deux groupes de signes de part et d’autre d’un thalweg ou d’un pont ; - poteau de bois sommé d’une plaque en fer battu, placé en général au centre d’un pont. Ces caractéristiques seront conservées pour le bornage de 1821-25. Ce dernier faisait suite à la restitution par la France, du Comté de Nice et de la Savoie, au royaume sarde en 1814. Sept ans vont s’écouler avant que les autorités sardes procèdent à un inventaire des bornes et constatent de nombreuses disparitions et détériorations. Un nouvel abornement est donc décidé qui concernera, du lac Léman à la Méditerranée, l’ensemble de la frontière. Celle-ci sera divisée en trois secteurs : - la Savoie avec 63 bornes datées 1822 ; - les Dauphiné-haute Provence avec 76 bornes datées 1823 ; - le Comté de Nice avec 78 bornes datées elles aussi 1823. Un procès-verbal général sera dressé et rendu en date du 7 octobre 1825 constatant la bonne réalisation de l’opération. Du fait du rattachement en 1860 de la Savoie et du Comté de Nice à la France, seul le bornage concernant les Dauphiné-haute Provence reste entretenu, contrôlé et dûment porté sur les cartes au 25.000ème de l’IGN. Cela ne veut pas dire que, dans les deux autres secteurs, les bornes aient disparu, tout au contraire ! Pour l’ancienne frontière dont le tracé aujourd’hui est exactement celui des limites entre les départements des Alpes-Maritimes et des Alpes-de-Haute-Provence pour le nord, et des arrondissements de Nice et de Grasse pour le sud, nous avons mené une enquête de terrain entre l’été 1999 et l’hiver 2002. Effectuant par tronçons le parcours entre le Rocher des Trois Évêques (2 868 m) et le Pont-de-la-Cerise sur l’Estéron près de Gilette, nous avons retrouvé, photographié, mesuré et décrit 51 bornes sur un total initial de 78, ce qui est proche des 2/3 (= 52 bornes). Il convient de rajouter deux bornes scellées de longue date dans la façade d’une maison à Utelle (vallée de la Vésubie, c'est-à-dire très loin de notre frontière !) et la borne N° 1 qui, n’ayant jamais été mise en place, le Rocher des Trois Évêques étant considéré comme inaccessible par les commissaires, est donc restée « virtuelle » dès 1823. Nous atteignons ainsi un total de 54 bornes soit près de 70 % du bornage d’origine. Il est évident que sur un tracé aussi long et aussi disparate, la première caractéristique sera une irrégularité généralisée dans la pose des bornes. Certains secteurs présentent un bornage serré alors que d’autres sont vides. Ceux-ci correspondent à des crêtes escarpées, dépourvues de cols et inaccessibles sauf à quelques bergers jadis, et aux alpinistes aujourd’hui. C’est le cas notamment entre Pas du Lausson (2 602 m) et col des Champs (2 124 m), puis entre ce dernier et le Pas Roubinous (2 308 m). Certains passages qui paraissent fréquentés de nos jours n’ont pas reçu de borne comme le col de la Boucharde (2 539 m). À contrario, le Pas de la Gipière (2 445 m) qui, déjà de l’avis des commissaires de 1823, était (et reste encore !) peu emprunté, a reçu une borne (N° 8) qui semblait justifiée en 1761. Le col de la Cayolle, comme le col des Champs, tous deux de grande circulation, avec une importante transhumance pour le second, ont été logiquement garnis d’un réseau serré : six pour la Cayolle, sept pour le col des Champs. Le lit du Var moyen entre Villepasson d’Entrevaux et Puget-Théniers, véritable carrefour, lieu de litiges continuels, particulièrement dans le domaine du flottage des bois, fut doté d’un ensemble équivalent de six bornes. Enfin le croisement de plusieurs voies au Moulin de Pali (bassin de l’Estéron), où se trouvaient un pont et deux moulins à farine, comptait cinq bornes. Ainsi le bornage concerne essentiellement les lieux de passage : cols, ponts, hauts pâturages (comme les abords du St. Honorat). Le bilan, proche des 70 % du total d’un bornage remontant à 182 ans (en 2005), sur une frontière « effacée » en 1860, il y a 145 ans, s’est avéré pour nous assez inattendu ! Les manques sont à imputer à l’érosion, à la foudre, au vandalisme, aux vols. C’est la raison pour laquelle après avoir dès 1989 retiré une première borne, la n° 9 seule borne plantée du col de la Cayolle, et l’avoir fait remplacer par un moulage en 1993, nous avons, avec l’accord et le concours du Parc National du Mercantour et de l’Acadèmia Nissarda, monté une opération de protection. À la fin de l’été 2001 l’ensemble des bornes gravées de la zone centrale du Parc fit l’objet de moulages, tandis que les bornes plantées étaient retirées, moulées au laboratoire du Musée d’Archéologie de Nice-Cimiez. Ces derniers moulages doivent être mis à la place des originaux durant l’été 2005, opération qui sera accompagnée d’une exposition sur le thème de la frontière. Cette exposition, financée par le Parc National du Mercantour et ayant fait l’objet d’un appel d’offres auprès de muséographes, sera présentée au début de l’été 2005 à Entraunes, dans la chapelle du Rosaire. Enfin le classement au titre des Monuments Historiques de l’ensemble de ce patrimoine se justifie pleinement ; il est désormais, lui aussi, en cours. élevé entre 7 et 6 avant J.-C., peut être considéré comme tel : dressé à l’endroit où l’ultime ressaut des Alpes tombant dans la mer marquait alors la frontière de l’Italie. Luc F. THEVENON |