— Tenez, lisez vous-même. J’ai reçu la première lettre anonyme juste après mon élection. Toutes les semaines, mais à des jours différents, j’en trouvais une sous ma porte.
Jean Dibagnette lui prend la lettre tendue par-dessus la petite table. C’est une caricature de lettre anonyme, avec des caractères découpés dans « le petit Niçois », et collés sur une feuille blanche : « Dépose dix mille francs en billets usagés près du compost du jardin du notaire, dans un sac de toile et recouvre le de déchets du jardin si tu tiens à ta vie et à ton honneur ».
Jean Dibagnette et la Busca ont une moue dubitative. Ils ont déjà vu des dizaines de lettres comme celle-ci au cours de leur carrière niçoise. Même si c’est plus rare à la montagne, ils n’oublient pas que M Chappuis vient de la ville.
— Vous trouvez certainement ces courriers très courants, messieurs. Ce fut également ma réaction. Je n’ai pas prêté attention à ces courriers et n’en ai même pas parlé à mon épouse Anna, elle est si sensible. Je les ai néanmoins classés dans mon Siège Social. J’ai probablement eu tort, mais hier, j’ai encore été plus inconséquent.
M Chappuis baissa la tête d’un air penaud d’enfant pris en faute.
— Hier, j’ai reçu un nouvelle lettre dans laquelle était écrite : « tu ne me prends pas au sérieux. Je vais te prouver que je ne plaisante pas. Demain, je tuerai n’importe qui du village, au hasard, d’un coup de fusil, et si tu ne me verse pas une rançon, tu seras la prochaine victime ». Et j’ai réalisé une énorme erreur, je n’y ai toujours pas cru. Mais il faut me comprendre, c’était tellement énorme !
Dibagnette le rassure d’un geste. Il déglutit avant de prendre la parole. Il faut dire que le parler du gendarme est une sorte de mortier, une polenta de châtaignes de la montagne, qui charrie des mots après réflexion. Il semble mâchonner son dentier, qui bouge légèrement, et tout à coup, les phrases sortent avec un débit bon enfant.
— Tout le monde aurait réagi comme vous M Chappuis. Et ce matin, j’imagine que vous avez reçu une nouvelle lettre ?
— Oui, elle annonçait la mort d’Albert le berger, dans le jardin potager du notaire, et pour confirmer que c’était bien lui, il précisait avoir tiré dans le dos de la victime, depuis la porte du jardin.
La Busca conclut après un silence :
— Si je comprends bien, ce pauvre Albert a été tué uniquement pour vous impressionner. Et que comptez-vous faire à présent ?
M Chapuis retrouva ses anciens réflexes professionnels.
— Je ne paierai pas. Maintenant qu’il a mis sa menace à exécution, il n’y a plus que moi qui risque quelque chose. Je n’ai jamais cédé à la menace d’un subordonné ou d’un client. Protégez-moi, et on verra bien s’il ose s’attaquer aux gendarmes.
Jean Dibagnette clôt l’entretien et s’organise avec La Busca pour qu’un deuxième meurtre ne se produise pas. Il demande le renfort de deux autres gendarmes au chef-lieu et un planton reste en permanence dans le village. Il suit discrètement M Chappuis lorsqu’il quitte le Siège Social pour aller à la poste ou à l’épicerie.
Dans le même temps, il poursuit son enquête et cherche tout naturellement qui pouvait en vouloir à M Chappuis.
Et c’est là que les choses se compliquent. M Chappuis n’a pas un ennemi personnel, mais plusieurs.
Avant de venir au village, il avait la réputation d’être très dur avec son personnel, et il s’est fait beaucoup d’adversaires. Il a ruiné la sérénité de l’ancien maire en prenant sa place. Le mari de la postière a-t-il des raisons d’être jaloux ?
On parle à mots couverts dans le village d’un grand mystère dans son grenier !
Une seule chose est positive : la surveillance des gendarmes est un succès complet. Le meurtrier n’a plus osé s’en prendre à M Chappuis et les lettres anonymes ont cessé. Il semble s’être rendu compte qu’il n’était pas le plus fort.