Le gendarme Jean Dibagnette est gros sans être gras. D’un appétit effrayant, il mange les tartines du petit déjeuner plus vite qu’on ne peut les beurrer.
Un visage rond et bon enfant, une bouche qui détache les mots d’une voix sèche et courte. Une cigarette qu’il n’arrive pas à conserver allumée en permanence aux lèvres. Les yeux se moquent de la gravité du visage. Les mains semblent faites pour se diriger vers son pistolet de service, mais dès qu’il enlève l’uniforme, elles redeviennent celles d’un paysan.
Lorsqu’il se met en colère, plutôt rarement, les mots ne sortent pas de sa bouche. Ils arrivent de tout l’organisme avant d’exploser à la surface. Ensuite, la colère se vide par le regard et le corps se remet en place. Pas le genre à se laisser intimider par un homme de la ville, ni par un élu de sa montagne.
C’est peut être le seul gendarme de gauche de sa région, et lorsqu’il n’est plus en service, il devient tellement fleur bleue qu’il travaille avec le curé de son village pour apprendre un métier aux orphelins des villages du canton.
Il est venu avec son adjoint. Personne ne connait son vrai nom et tout le monde l’appelle « la busca», parce qu’il a toujours un brin de paille de seigle à la bouche
C’est un professionnel des crimes ruraux. Il happe à pleins poumons l’air des lieux du drame, les mains dans le dos, en passant d’un pied sur l’autre.
Il respire l’ambiance et l’inscrit au plus profond de sa mémoire où traînent déjà des décors de crime et des paysages d’assassinats. C’est un chasseur né. Il sait se mettre à la place des meurtriers. Il vient de Saint-Martin, et il a appris très tôt, par instinct, que la frontière est mince entre le chamois sur sa montagne et le chasseur qui le traque.
Jean Dibagnette et la busca ont le même âge et se connaissent depuis leur court séjour à Nice. Ils se tutoient. Ils mangent souvent ensemble dans ce restaurant de la rue Droite dont Jean connaît même le grand-père du tenancier. Il livrait le bois à sa famille, Place Saluzzo. La petite place qui se trouve au pied de la moyenne Corniche, là où ses ancêtres piémontais sont arrivés pour devenir maçons, et pour se faire traiter de « Pipi » avant de s’intégrer à la population et devenir encore plus niçois que ceux de la Vieille ville.
A force de se connaître, de fréquenter les mêmes villages et de digérer les mêmes repas, ils ont fini par se ressembler. Même peau, tannée par le soleil des ruelles, même démarche rapide et nerveuse, même pli sous le menton, même ventre arrondi.
M Chappuis est assis devant les deux gendarmes. La table de la petite pièce les sépare simplement.
Avec sa soixantaine un peu passée, ses cheveux grisonnants, ses vêtements de la ville, et son embonpoint cossu qui fait ressortir la maigreur du reste du corps, il représente une caricature de personnage qui se veut important.
Pourtant, en cet instant précis, il a l’air totalement désemparé.
Il sort son mouchoir et s’en taponne nerveusement le front.
— Tout ce qui arrive est de ma faute !
— Vous voulez dire qu’Albert a été tué à cause de vous ? demande La Busca
— Je le crains, c’est une histoire de fou qui m’arrive.