Le Maréchal des logis Jean Dibagnette et son adjoint, dit la busca, promènent un regard circulaire dans le petit jardin potager.
C’est un drôle de crime qui les a conduits dans le village en cette radieuse matinée de printemps. L’enfant de chœur, envoyé par le curé pour prendre des lys dans le jardin du notaire Camous, avait découvert un homme étendu au milieu des fleurs. Il avait étouffé un cri :
— On a tué Albert le berger !
Car, comme chacun dans le village, le bucheron, le maçon, le boulanger, la postière, la chouette du clocher, le chat de l’épicière, ou le mulet du marchand de nouveautés, l’enfant de chœur connaissait Albert le berger, sa grande cape noire et odorante, ses espadrilles de cordes qui lui permettaient de se déplacer sans faire de bruit et sa petite comptine qui ne ferait plus peur à personne :
Petit Jésus bonjour,
Mes délices, mes délices,
Petit Jésus bonjour,
Mes délices et mes amours.
Il était reparti en courant voir le curé qui lui avait recommandé de ne rien dire à personne et avait discrètement prévenu la gendarmerie.
C’est la raison qui amène maintenant les deux hommes à examiner le corps étendu face contre terre. D’après les premières constatations, il a été abattu avec un fusil de chasse, d’une balle dans le dos qui lui a brisé la colonne vertébrale.
Jean Dibagnette enlève son képi et se passe un mouchoir sur la tête. Vraiment un drôle de crime. Qui a bien pu tuer ce berger que l’on disait un peu simple, inoffensif et adoré des enfants. Maître Camous, à qui le gendarme pose la question, est incapable de répondre.
— Je ne vois pas. J’avais été invité plusieurs fois chez lui. Il vivait seul et modestement depuis la mort de sa femme. Sa maison menaçait de crouler dans le village, mais c’était la sienne, même si l’ancien maire voulait l’en déloger pour insalubrité. S’il y avait quelqu’un à qui on ne pouvait en vouloir, c’était bien lui.
Les gendarmes observent le petit potager. Des tomates bien alignées d’un côté, les premières courgettes trompettes qui pointent leurs nez de l’autre, des fleurs en bout de ligne, un compost bien ordonné à côté des lys pour décorer l’autel de l’église. A quelques mètres des fleurs, la porte de bois ajourée du petit jardin d’où vraisemblablement a été tiré le coup de feu.
— C’est lui qui m’entretenait ce petit carré de légumes qui subvenait largement à nos maigres besoin. L’arrangement nous convenait à tous les deux, je lui prêtais ces quelques mètres carrés et, en échange, il le cultivait avec compétence ! explique le vieux notaire abattu.
Le berger aura-t-il vu par-dessus le petit mur qui clôt le jardin quelque chose qu’il n’aurait pas du voir ? Jean Dibagnette ne voit pas d’autre explication.
Il remonte doucement les ruelles ombragées avec son adjoint, dans un village qui ne connait pas encore le drame mais les regarde discrètement passer derrière les volets des persiennes.
Ils arrivent devant l’auberge de Costa où ils ont décidé de s’installer dans une arrière-salle le temps d’une enquête qui s’avère délicate.
L’aubergiste leur ouvre la petite pièce du fond sans poser de question. Il sait, par expérience, que son ami Jean Dibagnette lui expliquera les raisons de sa venue lorsqu’il estimera pouvoir le faire. Les deux hommes se respectent mutuellement.
A peine assis derrière une des tables du bistrot qu’ils ont demandé d’installer dans la pièce avec quatre chaises paillées, les gendarmes reçoivent une curieuse visite.
Alphonse Chappuis se profile dans l’encadrement de la porte.
Du chef-lieu, le gendarme Jean Dibagnette avait déjà entendu parler de cet homme venu de la ville et de la perturbation qu’il avait portée dans le village endormi, mais il ne l’avait jamais rencontré.
Dès l’instant où il était apparu, Chappuis avait suscité en lui un mélange d’irritation et de curiosité. Son flair de vieux routier lui permettait de sentir qu’il se trouvait en présence d’un être différent des villageois. Sa démarche déjà, en entrant dans la pièce, il se propulsait comme si le simple acte de fouler les tomettes de la pièce lui permettait une découverte inhabituelle qui l’élevait au dessus du troupeau. C’était ce qu’on appelle une « petite asperge », maigre, un nez pointu et pâle, l’arrière du cou grêlé par les marques de la petite vérole, avec des yeux incroyablement mobiles qui pouvaient laisser imaginer qu’il observait chacun. Des manches un peu trop courtes de son veston croisé noir, ses longs poignets émergeaient comme pour poser une interrogation agaçante et absurde : nous voici, que devons nous faire?
— Messieurs les gendarmes, je sais que ma question va vous paraitre incongrue, mais votre venue ne serait-elle pas liée, par hasard, à un meurtre sans raison apparente, dans le jardin du notaire, de l’ancien berger Albert, par un coup de fusil de chasse tiré dans le dos ?
Les gendarmes se regardent, le souffle coupé :
— Comment le savez-vous ?
Un long silence s’établit entre les trois hommes, mais Jean Dibagnette sait prendre son temps pour laisser monter les paroles.
M Chappuis s’assoit devant lui et baisse la tête en parlant.
— C’était donc vrai ! Alors c’est très grave monsieur le gendarme.