M Chappuis était naturellement inapte à toute vie campagnarde. Quarante ans de sous-direction à la banque l’avaient raidi. Il ne comprenait donc rien aux mœurs, sentiments, idées, organisation sociale d’un village où, de mémoire d’homme, on n’avait jamais prévu l’existence d’un M Chappuis. Mais il venait de créer, à son insu, sa raison d’être.
Dans ce village où nul n’avait besoin de lui, on l’avait déclaré sans motif personnage puissant. Bientôt on le jugerait indispensable.
Il savait créer des habitudes. C’était là sa part de génie. Or rien n’inspire plus de respect à un habitant de bourgade qu’un homme ponctuel, qui fait chaque jour le même trajet, sur le même trottoir. C’était le cas de M Chappuis qui refaisait tous les jours, aux mêmes heures précises, le trajet de sa maison au Siège Social, puis du Siège social à sa maison. Et tout le village disait le soir, en revenant des champs où aucun jour n’est pareil aux autres, en mangeant sa soupe fumante, « on a enfin quelqu’un au village ».
Avoir quelqu’un inspire de la confiance. Confiance absurde mais réelle. De la confiance on passa à l’admiration, et de l’admiration à la familiarité.
La familiarité est une pente où l’on s’engage bien volontiers, car approcher les grands nous flatte. C’est pourquoi après avoir fui M Chappuis, les villageois, sans en avoir l’air, se firent voir sur le pas de leur porte. Dès qu’il passait dans la rue aux pavés mal jointoyés, les gens, avec des mines affairées, sortaient de leurs maisons. Un matin on le salua. Il tira un coup de chapeau solennel au salueur. C’était Gutou, le cantonnier. Tout le village le sut le soir même.
L’épicière dit :
— Il n’est pas fier, il salue Gutou !
L’aubergiste arrêta Gutou dans la rue :
— Tu viendras bien prendre un gotou de rouge ! Et puis raconte-moi Gutou, comment il l’a fait ?
Gutou, dans son bleu de cantonnier, rapiécé deux fois au derrière, se rengorgeait.
— Il a fait comme çà, … et poliment !
Ce disant, Gutou soulevait sa casquette crasseuse avec noblesse.
— Il n’est pas fier, affirma Gutou, d’un air digne et le verre à nouveau tendu vers l’aubergiste.
— Il n’est pas fier, redirent en cœur les clients de l’auberge.
Le mot était lancé.
Le lendemain, M Chappuis dut tirer vingt coups de chapeau en allant au Siège Social. Il les tira de son simili-panama sans s’étonner, en pinçant la paille, à l’endroit où le fabricant a donné les deux coups de pouce. Il se disait : « il faut être poli avec tout le monde. » Et sa pensée n’allait pas plus loin, car d’être salué, un beau matin, sans raison apparente par tout le village, ne provoqua en lui nulle surprise. Depuis qu’il avait un Siège Social, il se sentait fort. Chaque jour, M Chappuis prenait un peu plus d’assurance. Comme les villageois disaient « il est quelqu’un », il le croyait avec une certitude croissante bien qu’il ne sut pas qu’on le dît.
Après le cantonnier, il eu pour lui l’épicière.
Il faut dire que l’épicière tenait par son commerce le bureau des commérages. Elle le faisait avec application, elle gonflait les moindres faits, les noircissait à plaisir et le lâchait au dessus des maisons.
C’était une petite femme jaune, avec un tout petit chignon gris tiré sur le crane, un nez pointu et sec, des yeux méchants et des lèvres fines. Toujours habillée de noir, sèche et vivante, elle servait les pâtes et le sel au poids avec ses longues mains parcheminées, chargées de veines bleues. Des mains de veuve.
Sa position dans l’opinion était prépondérante. Elle tenait les « comestible » pour tout le village et ne lâchait que difficilement le café, le sel et les épices. Le notaire, le seul à qui elle ne fit pas peur, l’appelait ironiquement « la veuve noire ».
Sans le vouloir, M Chappuis l’avait flattée en lui demandant d’acheter un verre de lampe à pétrole.
— Il a bonne opinion du magasin, affirmât-elle péremptoirement. Ce n’est pas comme ce Célestin Beluga, un maire qui fait courir les bruits les plus saugrenus sur le décès de mon pauvre mari.
Car ce n’est pas pour rien que le notaire lui avait donné ce surnom.