Comme personne ne savait rien sur ce qui se passait dans ces nouveaux locaux, tout le monde en parlait savamment. Les il paraît, les pourquoi, les vous ne saviez pas que, les on m’a raconté, fusaient de toutes parts. Chacun avait son histoire à dire. M Chappuis rencontrait maintenant dans le village des volets derrière lesquels se glissaient des regards. Les rideaux des fenêtres s’entrouvrirent. M Chappuis ne possédait pas la finesse d’esprit suffisante pour s’en apercevoir.
Comme on ne savait pas réellement ce qui se tramait au Siège Social, les villageois se tournèrent logiquement vers Beluga.
— Il faut que tu ailles voir ce qui se passe au Plan, Beluga ! lui dit le maréchal-ferrant, porte-parole du village. Après tout, c’est toi le maire.
Et Beluga descendit, seul, vers le Siège Social, éclairé par les derniers rayons du soleil couchant.
— Tu as oublié ton brin de genêt ! Lui lança l’aubergiste Costa.
Arrivé devant le Siège Social, Beluga s’arrêta. La porte était fermée, mais un rayon de lumière filtrait d’entre les volets. Il colla son œil sur la fente et examina le bureau.
Beluga vit M Chappuis, assis derrière sa table sur un fauteuil à dossier droit.
Les poignets maigres dépassaient exagérément des manches de son habit. Il avait un regard fixe et sans âme qui ne fixait absolument rien. M Chappuis pouvait arriver à rester immobile sans même penser.
Beluga eut un mouvement instinctif de recul. Il se retira sans bruit et rejoignit les villageois repliés dans l’auberge. Costa lui demanda :
— Alors ?
Beluga ne sut que répondre. Un éclair de génie parvint alors jusqu’à lui et il répondit, à voix basse.
— Il fait ses comptes.
L’erreur lui fut fatale, mais il le comprit trop tard.
— Il doit être drôlement riche ! lança la postière sous le regard courroucé de son mari.
La salle de l’auberge n’est pas grande, et pourtant, il y a là plusieurs régions différentes, qui s’ignorent et se détestent. Entre ces régions de la salle, des fumées de pipes et de cigarettes s’élèvent pour séparer les esprits.
C’est de ces profondeurs de Bourgenbas que fusa une phrase assassine et anonyme :
— C’est ça qui nous ferait un bon maire !
Le lendemain, le maréchal-ferrant partit vers une ferme pour y ferrer les mulets. Il faisait très bon sur le sentier qui menait au jas, et il en sifflotait de plaisir.
Il ferra les mulets tout en bavardant, comme toujours, et en donnant des nouvelles du village. Et, dans la conversation, il dit au fermier qui le regardait terminer son travail :
— Tu connais la dernière ? Le nouveau de la ville qui a hérité de la maison d’Alphonsine a ouvert un Siège Social, et on dit qu’il se porte aux élections.
Le fermier écouta impassible. Il avait des espoirs de mairie pour son fils qui était devenu instituteur et s’était marié à Nice. Il donna son argent au maréchal-ferrant, mangea avec lui un reste de pâté de sanglier, but un verre de vin rouge et le salua.
Le lendemain, les fermes alentours savaient tout des futures élections.