A son réveil, dès huit heures, il déjeunait en étudiant méthodiquement le journal qu’il expliquait à son épouse, faute de le commenter à ses subordonnés. A dix heures, il prenait cinq minutes, jamais plus, pour aller respirer l’air de la placette. Il rentrait ensuite dans la pièce qu’il avait choisie comme bureau et y faisait ses comptes. Il répartissait ses revenus et rentes suivant un rituel immuable pour la nourriture, les vêtements, les bougies, les impôts, les timbres-poste. Pas d’imprévus. A midi trente, il déjeunait puis s’abandonnait dix minutes à la digestion. A son réveil, il terminait son journal, puis sortait de la maison pour tenter de rencontrer les habitants du village. Celui-ci comptait alors une centaine d’habitants au bourg et un peu plus dans la campagne. Il en avait jadis abrité près de mille, mais s’était dépeuplé tout doucement après 1860 sans qu’on s’en aperçoive vraiment.
Les gens avaient vieilli puis disparu, d’autres avaient travaillé pour le nouveau train et étaient partis avec lui à la ville. Beaucoup préféraient le travail abondant à Nice que l’insécurité des champs. Aussi de nombreuses maisons étaient fermées.
La première ouverte que rencontra M Chappuis était la Poste. Pas de panneau pour l’indiquer, mais par instinct administratif, il entra, écarta le lourd rideau de cette toile de chanvre qui sert à fabriquer les sacs pour le grain, et se retrouva dans le corridor. Un beau corridor sombre, fleurant la cire et la soupe froide, avec au bout un guichet grillagé fermé par un petit volet qui s’ouvrit à son arrivée. Derrière le guichet on apercevait une table, sur la table des timbres postes, et derrière la postière.
— Je voudrais quatre timbres-poste demanda doucement Adolphe Chappuis.
Un bruit de jupes marqua le départ précipité de la postière par la porte du fond. Elle revint bientôt et passa dans le corridor. Elle était brune, mince et avait des yeux brûlants. Elle cherchait à voir le visage de Chappuis dans la pénombre du corridor. C’était une créature ardente, mal mariée.
— les voici.
Alphonse paya rapidement ses timbres et sortit, insatisfait de sa timidité.
Les jours suivant, il poursuivit méthodiquement la découverte du village sans succès. Partout volets clos et portes fermées. A part l’auberge et la poste, pas âme qui vive. Il essaya enfin le quatrième jour une visite dans l’épicerie du village qu’on appelait alors les « comestibles ».
Il écarta un antique rideau de boules de buis et pénétra dans une minuscule pièce qui sentait l’huile rance, le papier tue mouche, et le lard de jambon. Un jambon cru entamé et jaunâtre était conservé sous une cloche de grillage métallique pour le protéger des mouches qui faisaient vibrer l’air. Un chat rouge le toisait, assis sur une étagère entre deux bouteilles emplies d’un liquide indéterminé. Une tresse d’ail pendait de la poutre, recouverte de plâtre, qui retenait également à l’extrémité d’un fil électrique tressé une petite ampoule de vingt-cinq watts et éclairait chichement la pièce le soir venu. Un sac de lentilles ouvert décorait le bord du comptoir.
Une voix demanda :
— Qu es aqui ?
Ne sachant que répondre, Alphonse Chappuis, demanda à son tour :
— Auriez-vous l’amabilité de m’indiquer où trouver des verres de rechange pour mes lampes à pétrole ?
— Pardon ? s’écria la voix avec stupéfaction.
Alphonse répéta sa question. Il voyait une ombre à travers un second rideau qui séparait le magasin vers ce qui, à l’odeur de soupe qui s’en dégageait, devait être une cuisine. Il perdit alors contenance, prononçât courtoisement :
— Pardon, je croyais, enfin, excusez-moi …
Et il se retira, à reculons, vers la rue.
Il restait à aller à la mairie. Il frappa à la porte qui restait muette.
Il remarqua alors un papier, fixé sur le panneau réservé aux informations officielles, et qui indiquait : ouvert pour les mariages, naissances et décès.
M Chappuis eut beau heurter la porte avec sa canne, la mairie demeura muette.
En repartant, M Chappuis crut apercevoir une cape qui disparaissait au coin de la rue.