La célébration des morts pour la Patrie n’est pas de toute éternité. C’était une pratique antique, qui s’est éclipsée, semble-t-il, avec le christianisme et la disparition de la notion d’Etat. A quoi bon, en effet, célébrer des morts de toute évidence appelés à ressusciter, tandis que leur disparition n’était que la conséquence de leur fidélité, non pas à une admirable entité abstraite, mais à un homme parfois bien peu recommandable.
A la fin du XVIIIe siècle, le retour en grâce conjoint de l’Etat, de la République et de l’Antiquité voient resurgir cette pratique de la célébration héroïque et publique, qui sera amplifiée, largement, par un Second Empire puis une IIIe République à la recherche d’un ancrage symbolique fort et partagé. C’est ainsi que les villes, villages et sites historiques se voient peu à peu ponctués de statues, monuments et autres plaques commémoratives exaltant l’héroïsme des morts pour la Patrie, mouvement encore accentué par la Première guerre mondiale et le nécessaire exorcisme consécutif à son inhumaine boucherie.
Seulement voilà. Cette célébration reposant sur des faits, il fallait que ces faits fussent partagés. Et alors, un problème se posa.
A la charnière entre l’oubli et la commémoration se trouve le milieu du XIXe siècle, ces années qui tournent en somme autour du pivot de 1860. Et si 1860 est un pivot, cela signifie, pour nous, habitants du comté de Nice, que la question des célébrations mémorielles devient soudain un enjeu de mémoire. Car il s’agit alors de choisir quelle patrie il faut célébrer.
La précédente, celle des ducs de Savoie-rois de Sardaigne, n’avait pas encore construit les monuments exigés par les circonstances, à part les rituelles figures monarchiques, comme la statue de Charles-Félix sur le Port, et quelques autres éléments, tous liés à son souvenir. Point encore d’hommage collectif aux morts, pas encore de noms de rues officiels, en somme, un espace quasiment vierge, libre en tout cas de toute référence à une collectivité pré-nationale. Et voilà qu’arrive la France, où le mouvement commémorationnel naissait et progressait avec vigueur.
Nous n’avions pas, à Nice, de liens évidents avec la Gaule, qui permit à Napoléon III de faire ériger, sur le site supposé d’Alesia, la statue de Vercingétorix. Qu’à cela ne tienne : les deux premiers sites ou monuments niçois classés par la nouvelle autorité furent l’amphithéâtre de Cimiez et le trophée d’Auguste. Empire pour Empire, l’un valait l’autre, pensait-on sans doute en construisant aussi, en 1868-1869, la statue d’André Masséna. Avec le changement de régime, on vit de nouveaux débats s’imposer et se conclure, dans les années 1890, par le monument du Centenaire et celui des combats de l’Authion, dédiés l’un à la première annexion, celle de 1792-1793, et l’autre à la bataille révolutionnaire pour la possession du massif, tandis qu’en 1891 on érigeait la statue de Joseph Garibaldi.
Seulement voilà. Où sont les monuments célébrant le souvenir des Niçois morts dans l’armée piémontaise lors de la guerre de Crimée, pour ne prendre que cet exemple contemporain, sans évoquer ceux qui défendirent leur terre contre l’invasion révolutionnaire ? Qu’apprend-on sur les monuments du Centenaire et de l’Authion, malencontreusement doublés, il y a quelques années seulement, d’une plaque à Gilette de même tonalité ? Une leçon : les commémorations et leurs supports de marbre sont le plus souvent dédiées à la mémoire des vainqueurs et à la gloire de leur cause, jusqu’à l’absurde. En témoigne le monument aux morts de Tende qui, toujours, aux yeux ébahis des touristes français, proclame ceci : « Tenda ai suoi figli, caduti per la patria ». « Caduti », certes, mais pour quelle patrie ?