L’Histoire n’est pas seulement un vaste répertoire d’erreurs et de solutions politiques. Elle contient aussi un bain révélateur de l’âme humaine. Souvent, je me délecte à la lecture des livres d’histoire parce qu’ils me parlent surtout des hommes, et dans l’ouvrage que je viens de lire, en montrent toute la complexité et la fragilité.
Le récit est écrit par un témoin, Alessandro Giraffi. Il se passe à Naples, en juillet 1647. Il rapporte comment, en dix jours, un homme simple devint le héros de tout un peuple et en fut presque aussitôt la victime.
L’homme, c’est Tommaso Aniello d’Amalfi, dit Masaniello, c’est sous ce sobriquet qu’on le connaît dans les livres, et jusqu’à l’opéra. Le contexte est celui d’un royaume de Naples gouverné par les Espagnols, vaste morceau d’Italie qui va des portes de Rome au détroit de Messine. L’Espagne vient de livrer la guerre de Trente Ans, elle est épuisée humainement, moralement et financièrement. Le roi a besoin d’argent ; il lève de nouveaux impôts. Un matin, dans une rue de Naples, ce ventre grouillant de vie, un employé du fisc interpelle Masaniello, un vendeur de poisson probablement grande gueule, une espèce de bùlou de son quartier, pour exiger le paiement de la nouvelle taxe sur les produits alimentaires. Masaniello refuse. Engueulade, bousculade, attroupement, les Napolitains, inquiets et hostiles à la taxation, soutiennent le contestataire. Emeute. On moleste les percepteurs, on brûle leurs guérites sur le marché. Bientôt, toute la ville s’embrase, comme si elle n’attendait que ça. Au soir du premier jour, Masaniello est le héros de son quartier ; le lendemain, tout le peuple de Naples le reconnaît comme son chef pour obtenir l’abolition des taxes abhorrées. Le vice-roi espagnol, habilement, laisse faire. Les nobles, inquiets pour leur patrimoine, prennent le parti de la réaction ; les bandits, qui voient des profits à faire, s’engagent aux côtés de Masaniello ; l’archevêque de Naples tente de jouer les médiateurs.
Pendant huit jours, Masaniello est le maître de Naples, seconde ville d’Europe, 300.000 habitants. Généreux, spontané, il s’attaque aux palais des nobles, lève des taxes sur eux, fait exécuter sans pitié adversaires et profiteurs. Puis le voilà saisi par l’ivresse de ce pouvoir absolu et imprévu, par des accès d’humilité soudains et insensés, écrasé par la pression que tout un peuple, agité et contradictoire, fait peser sur lui, un analphabète dont le bon sens et la faconde ne suffisent plus. Il noie ses doutes dans le vin et les abrutit par le manque de sommeil, ne distingue plus bons conseils et mauvais avis.
Ses adversaires attendent. Le vice-roi a retiré les troupes de la ville et accepte de signer solennellement l’annulation des taxes ; une grandiose cérémonie est organisée à la cathédrale de Naples. Ivre de pouvoir et de vin, Masaniello est ridicule dans sa prétention à égaler le vice-roi, puis se jette à ses pieds. Le soir, une fête est organisée sur le plan d’eau devant le château ; il y pavane sur la gondole royale, jetant des pièces d’or à la mer. Le lendemain, sa mère, sa femme et toutes ses parentes sont invitées à déjeuner chez l’épouse du vice-roi. Elles stupéfient et le peuple, par leurs vêtements outrancièrement riches, et la Cour, par leur comportement rustique.
Les Napolitains ont obtenu ce qu’ils voulaient, l’abolition des taxes. Masaniello est devenu encombrant et inutile. Le 16 juillet 1647, délaissé et abandonné, il est assassiné par les sbires des nobles qu’il avait spoliés. De son corps et de son souvenir, rien ne reste jusqu’au XIXe siècle. Alors, il connaît un renouveau de fortune. Il devient le symbole du peuple révolté contre la tyrannie étrangère, au moment où l’Italie cherche son unité notamment contre l’Autriche qui occupe ou gère indirectement une partie du territoire. Mais le personnage, boursouflé de nationalisme anachronique, n’est pas l’homme.
Ce que je retiens, moi, est la magnifique vivacité du récit qui, jour après jour, rapporte ses faits et gestes pris sur le vif. On n’y voit pas un héros, un emblème, un étendard, mais un homme simple, dépassé par des événements dont il n’est ni le concepteur ni l’organisateur, cerné par les passions des autres, victime de ses propres faiblesses. Ce texte est un témoignage historique de premier plan, certes. Il est aussi un vrai roman, dont le sujet est tout autant humain que politique. Dieu créa le monde en six jours, dit la Genèse ; en dix jours, Masaniello se perdit.
La révolution de Naples – Les dix jours de Masaniello, Alessandro Giraffi, Anarcharsis éditeur, Toulouse, 2010.