Dans les années 1970, de 1976 à 1979, en fait, ceux qui prenaient l’option niçois au bac le faisaient aussi parce que cela rapportait quelques points permettant d’assurer un passage tranquille, du moins l’espérait-on. J’étais de ceux-là. Bien sûr, il y avait un fond de patriotisme, mais bien audacieux qui pourrait attester de ses proportions face à l’attrait de la facilité. Car la facilité, nous pensions l’avoir : comme nombre de mes camarades, nous avions la musique de la langue dans l’oreille, partition échappée des lèvres des vieux qui souvent, baissaient la voix pour parler cette langue mystérieuse devant nous et qui, justement parce qu’ils l’auréolaient de mystère, la rendaient encore plus attirante. A moins que, pris de colère, ils ne se laissent aller à des éclats qui nous faisaient rire par leur sonorité écrasée et grasse, appropriée aux fureurs.
Ces camarades se reconnaîtront. Il y avait R., la fille (en ces temps-là, qu’une fille apprenne le niçois paraissait absolument déplacé) ; il y avait B., le gavouòt ; il y avait S., inépuisable plaisantin. Nous étions au premier rang d’un petit groupe d’une dizaine d’adolescents, couverts de boutons, de velours, d’acrylique et de carreaux.
Face à nous, il y avait la culture niçoise faite homme. Une voix tonnante, un regard paralysant, des opinions politiques tranchées avec rudesse, une culture faite d’humanités grecques et latines. C’était André Compan.
Il nous paraissait hors de notre temps, cet homme. Ses rudoiements alternaient avec des facéties mystérieuses. Il nous faisait lire des textes incompréhensibles, pleins de mots dont notre seul Castellana (le lexique français-niçois et niçois-français disponible à l’époque) ignorait tout. Il nous conseillait sa grammaire et son glossaire : on n’y trouvait rien (le glossaire est organisé en thématique, ce qui ne facilite pas les recherches) et on n’y comprenait pas grand-chose (en tout cas moi, pour qui la théorie grammaticale reste obscure). Nous étions là, emportés par ses récits, si proches du malentendu, si indifférents aussi, souvent moqueurs.
C’est ainsi que j’appris le niçois. Non, c’est ainsi que je sus lire suffisamment bien et maîtriser les rudiments de grammaire et de conjugaison nécessaires à obtenir la bonne note du bac. J’avais la musique, il me donna les paroles, quelques-unes au moins, et j’en tirais de grands succès quand, prétentieux, péremptoire et cuistre, j’écrivais sur de petits papiers au père de ma meilleure amie le sens des toponymes qu’il dévoilait pour nous avec gourmandise : « Caucade, de caucada, cavalcade, là où on percevait le droit de cavalcade ; Ray, de raià, couler ténuement, etc. ».
André Compan était un homme d’un autre temps. Il fit le lien avec ce temps, pour les hommes de ma génération. Mais de ce temps, que reste-t-il aujourd’hui ? De son temps, et du mien même, du nôtre, enfants des années 60 ?
Je m’attendais à ce qu’il y ait des centaines de ses élèves, à son enterrement. L’église de Beaulieu était au deux-tiers vide. Peu d’hommes de ma génération, très peu. A peine plus de sexagénaires, voire septuagénaires. Beaucoup de vieillards de la sienne. On meurt bien seul, quand on meurt très vieux.
Grâce à André Compan, j’ai passé le bac, celui qui mène de l’insouciance adolescente aux duretés adultes. Il a passé le bac, celui qui mène des rives de la vie à celles de la mort.
Nous passons, de passage en passage.