La question me fut posée au terme d'une conférence sur le siège de Nice par les Franco-Turcs, en 1543 : "Mais en quelle langue tous ces gens se parlaient-ils, pour pouvoir se comprendre, voire négocier ?". La réponse n'aurait pas été évidente, mais je venais de lire Lingua franca, ouvrage de Jacqueline Dakhlia qui contient toute l'explication nécessaire.
Sur le point précis du siège de 1543, nous n'avons aucune certitude. Les documents en notre possession témoignent de l'usage concomitant de trois langues. Ainsi, évidemment, c'est en français (du XVIe siècle) que le capitaine Paulin, surnom d'Antoine Escalin des Aymars, responsable politique de l'opération de siège, écrit aux consuls de Nice pour demander la reddition de la ville, dès le 6-7 août, mais aussi qu'un témoin anonyme, repris par le président Lambert, haut fonctionnaire au service du duc de Savoie, rédige sa chronologie du siège, et encore que le duc de Savoie lui-même encourage par lettre ses sujets niçois à la résistance ; c'est en niçois (du XVIe, aussi) que Jean Badat couche sur le papier son récit de ces événements avec, à propos du congrès de 1538, parce qu'il rencontre le pape Paul III Farnèse, une citation en italien qui témoigne de sa compréhension de cette langue. Le détail des troupes réunies pour le siège nous montre aussi la diversité des origines, donc des langues possiblement utilisées : Savoyards et Piémontais défenseurs du Château de Nice, Toscans , Romains et Provençaux assiégeant la ville, mercenaires espagnols et maltais, esclaves turcs, hauts officiers français, comme le comte d'Enghien, commandant en chef de l'opération terrestre, édiles et population niçoise, hommes du baron de Beuil, potentiels locuteurs gavots et bien sûr, l'innombrable piétaille ottomane, elle-même constituée, en large part, de personnels recrutés au passage des îles grecques de la mer Egée et commandée par un renégat d'origine grecque, devenu maître d'Alger et amiral de la flotte du Sultan, le fameux Khayr-ed-Din Barberousse. A l'énumération de cette Babel civile et militaire, la question posée est parfaitement légitime. La réponse apportée par Jacqueline Dakhlia, et pour une période qui dépasse largement le XVIe siècle puisqu'elle va jusqu'au XIXe est tout aussi limpide : au-delà des convenances diplomatiques supposant l'usage des langues officielles, tous ces hommes pouvaient se comprendre car ils partageaient une langue commune, un objet linguistique exclusivement méditerranéen, imparfait, certes, mais omniprésent, la lingua franca.
L'intensité des échanges de tous ordres en Méditerranée a, au long cours, favorisé l'émergence de la lingua franca, en germe à l'issue des Croisades, et régnante à partir du XVIe siècle. Cette langue n'en est pas une : elle est en fait composée d'un vocabulaire essentiellement espagnol et italien, parfois provençal, caractérisée par une absence de conjugaison autre que l'usage de l'infinitif ("mi conoscer ti", je te connais), et pourvue progressivement d'un lexique parallèle aux langues officielles et spécifique aux situations qu'elle doit régler, c'est à dire le commerce, la guerre navale et la gestion des captifs chrétiens retenus en Afrique du Nord. Le paradoxe de cette langue est que son usage est en fait limité aux espaces contrôlés par les Etats musulmans du sud et de l'est de notre mer. C'est là en effet qu'elle est nécessaire, puisque la piraterie barbaresque y apporte annuellement sa ration de prisonniers chrétiens, destinés souvent à de longs, voire définitifs séjours entre Meknès et Tripoli de Lybie. De ce fait, tout chrétien navigant en Méditerranée, voire tout habitant des côtes d'Europe se devait de la connaître -et ce n'est guère difficile-, comme une assurance en vue d'un meilleur traitement en cas de capture. Ainsi, dans sa simplicité, la lingua franca devint un véhicule culturel méditerranéen unique qui, à défaut de rapprocher vraiment les peuples, mettait en commun un espace technique et mental nécessairement partagé. Elle atteignit même une éphémère gloire littéraire sous la plume de Molière : c'est en vraie lingua franca, rapportée au dramaturge par un ex-captif, que se fait le ballet d'intronisation du Bourgeois gentilhomme au rang de Grand Mamamouchi ! Quant à l'usage permanent de l'infinitif, il a fourni en français le mot "sabir", "savoir", en lingua franca, qui justement la désigne en tant que langue imparfaite.
La lingua franca, condensé de culture méditerranéenne disparu au XIXe sous le triomphe écrasant des langues nationales et de la colonisation, est un contradictoire démenti aux cloisonnements et aux simplifications qui en découlent. J'adore ça !
Lingua franca - Histoire d'une langue métisse en Méditerranée, Jacqueline Dakhlia, Actes Sud, 2008.