«
Mare nostrum », disaient de la
Méditerranée les Romains.
« Lauda la mer e ten-ti en terra », répètent souvent les Niçois.
Eh bien non.
J’aimerais bien pouvoir dater le moment où ce regard frileux sur la mer est apparu comme le nec plus ultra du rapport des Niçois avec la Méditerranée. Certainement à compter du XIXe siècle, quand la promenade des Anglais a transformé la « plaine ondoyante », comme on le lit dans l’adresse que les dames de chambre de Nice font à la duchesse de Savoie en 1666, en une vaste toile de fond et que nos montagnes se sont vidées de leurs habitants, forcément peu familiers des choses maritimes mais avides de trouver sur la côte un travail plus facile et plus rémunérateur. D’espace nourricier et de commode voie de transport, la mer est alors devenue un spectacle pour dépressifs et pulmonaires, gênés sans doute par le mouvement, les cris et les couleurs imposées par les pêcheurs et les navires marchands à la surface plate de leurs ruminations iodées.
Certes, la mer est dangereuse, et on l’a toujours su, comme on semble le redécouvrir de nos jours. La Méditerranée l’est autant que les autres, plus rarement peut-être, aussi violemment sans doute. Voilà qui trouble évidemment les images de papier glacé des vendeurs de rêve tarifé qui voudraient nous solder des paradis si calmes qu’on ne doute pas qu’ils soient étroitement liés à la mort. Voilà qui est pourtant ce qui explique le dicton niçois. Il faut louer la mer, car elle est prodigue, mais il faut s’en méfier, car elle est dangereuse, c’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre ces mots, et non pas comme une invitation à la délaisser.
Car jamais, « notre » mer ne fut délaissée. Un des motifs qui justifient la fondation de Nikaïa fut l’exercice du commerce maritime par les Phocéens de Marseille ; nos rivages furent conquis par Rome à cause de l’insupportable piraterie ligure qui paralysait les relations entre Italie et Espagne ; sainte Réparate apporta le christianisme chez nous par la mer ; et on pourrait multiplier les exemples, jusqu’au XIXe siècle et surtout au XXe.
Aujourd’hui, « notre » mer est de plus en plus un espace de loisirs. La gravité, la guerre, le danger n’y ont plus leur place, tout au moins devant chez nous. Le premier, comme nombre d’entre vous j’imagine, je me réjouis quand revient le temps de la mer. J’apprécie de descendre, au milieu des senteurs fleuries et épicées, le sentier qui me conduit à la plage de la Mala (tout en regrettant de devoir ensuite le remonter). Dès le premier virage, j’aperçois la mer, ici cristalline, là turquoise. Arrivé en bas, j’étends ma serviette sur les petits galets ronds puis j’entre dans l’eau avec précaution (elle est trop froide, la première fois). Elle est transparente et fraîche, comme de juste. Les enfants s’ébattent. Je sais qu’il y a dans le panier un délicieux pan-bagnat.
Il y a quatre siècles, là, mais aussi dans la rade de Villefranche et jusque devant Nice, de magnifiques flottes espagnoles faisaient souvent étape, des galères lourdes de velours rouges et de miséreux prisonniers, riches d’or et de vice-rois aux noms interminables, dont les fiefs allaient jusqu’au Mexique. Je vois dans le soleil éclatant la flèche de leurs mâts, j’entends le claquement de leurs bannières, j’aperçois la gueule noire de leurs canons, je devine les dentelles des Infantes qu’elles conduisent à Gênes ou à Barcelone, je pressens l’arrivée des consuls de Nice venus leur rendre hommage, coiffés de leur chaperon cramoisi, leur offrant fruits confits, fleurs et vins délicats. Parfois, on attachait dans la cale d’une nef quelque animal fabuleux, un éléphant, un rhinocéros, offert par le roi de Portugal à son cousin de Vienne. Pour peu que la tempête la fracasse sur un de nos récifs, voilà les Niçois confrontés au mystère : comment nourrir la bête ? Et qu’en faire ? Parfois le canon tonnait, annonçant le danger d’une felouque barbaresque dont soudain débarquaient des hommes affamés de richesse autant que de survie, enlevant à grands coups paysannes d’Eze et bergers brigasques venus hiverner au cap Ferrat. Au loin se dresse la silhouette du fort du Mont-Alban, sentinelle alerte de notre rivage, et puis le fort de Saint-Hospice, la citadelle de Villefranche, le château de Nice, murs, tours et canons, gouverneurs, mousquets et espingardes, « Savoia ! ».
Le moteur pétaradant d’un jet-ski me réveille. Il contourne le barrage anti-méduses, long ruban de plastique vert, flasque et protecteur. On a les flottes et les défenses qu’on mérite.