J’étais enfant et j’habitais
Nice-Riquier, dans la partie de ce quartier toute proche de la
Moyenne Corniche. N’attendez pas que je m’attarde sur la toponymie et surtout que je m’enlise dans le débat sur les limites des quartiers niçois : là où les uns voient Riquier, d’autres sont déjà au Port ; là où certains évoquent Riquier, d’autres parlent de Saint-Roch. A dire vrai je m’en fous, pour moi, près de la Moyenne corniche, où j’habitais, c’était
Riquier. Au moins, mon quartier avait un nom, même si ce n’était pas le bon, et un nom qui n’avait pas de valeur, pas comme le Carré d’Or, par exemple. Il n’avait pas de valeur, il n’était pas d’or, c’était
Riquier.
J’allais à l’école à Pierre-Merle. Devant l’entrée s’allongeait la vieille place Arson et sa halle au toit de tôle où, à dire vrai, je ne suis que rarement entré. Les enfants et les boulistes, surtout les compétiteurs, ça ne fait pas bon ménage. Le seul souvenir non-boulistique que j’ai de la halle est lié à un spectacle de fin d’année de l’école, durant lequel… Mais non, pas ici, peut-être une autre fois.
Il n’était donc pas question, le jeudi (oui, le jeudi !), de jouer sur la place Arson. Au fond, ses longs jeux sablonneux n’étaient pas plus hospitaliers que les boulistes, tout juste bons à quelques parties de billes au moment de la sortie, midi et soir (enfin surtout à midi, parce que le soir, il y avait les boulistes…).
Non, les souvenirs d’enfance que je vais évoquer ne sont pas liés à la
place Arson comme terrain de jeux, mais au « jardin ».
Le «
jardin » a aujourd’hui disparu, ou plus exactement, il n’est plus ouvert au public, il est devenu le jardin de la halte-garderie voisine. Là, il y avait un garde municipal en vêtements bleus, vareuse-pantalon-casquette, fumant des papier-maïs, celles qui collent à la lèvre inférieure même quand la bouche s’ouvre, affligé d’un accent niçois traînant et familier ; un pool de mémés du quartier qui assurait la surveillance des enfants jouant au toboggan, au bosquet, au bassin, au tourniquet et aux bacs à sable, indifférentes à leurs liens de parenté, pourvues d’une autorité générale et absolue, munies d’un vocabulaire niçois dont «
pailhassou » était le maître-mot ; mes copains, dont Marco, qui habitait en face, et moi.
Et puis, dehors, longeant la grille d’entrée, il y avait la
Moyenne Corniche.Par la
Moyenne Corniche, alors, à défaut d’autoroute, on joignait le plus directement l’aéroport à
Monaco. Et donc, sur la Moyenne Corniche, devant nos yeux éblouis, zébrées par les grilles de fonte vert foncé, on voyait passer les plus belles voitures du monde : je ne sais pas pourquoi, dans mon souvenir, rien que des anglaises,
Jaguars, Bentleys et Rolls-Royce.
Je ne connais pas le nom du modèle (je suis impardonnable, je l’avais en modèle réduit), mais celui-là nous fascinait : formes rondes, couleur le plus souvent noire, parfois grise, rarement crème, avec son bouchon de radiateur fendant l’air tiède, elles passaient, les Rolls, conduites par des chauffeurs à casquette et cache-poussière, lentement car elles abordaient avec majesté cette première pente de la corniche. Et entre deux traversées galopantes du « jardin », cow-boys contre Indiens,
Robin des Bois contre shérif de Nottingham, sudistes contre nordistes,
Thierry la Fronde contre Anglais, mousquetaires du roi contre mousquetaires du cardinal et, suprême héros,
Zorro contre tous les méchants, nous nous serrions contre la grille et nous regardions passer les
Rolls.
Quand je repense à ce temps, je me laisse emporter par la nostalgie. Et puis le raisonnement vient l’estomper, on a sa pudeur. Et la raison me dit ceci : tous ceux qui crachent à l’envi que
Nice est une ville de riches, qui pensent qu’on n’y travaille pas, que, comme dit le poète, on n’y croise que «
des mémères décorées comme des arbres de Noël », je les convie dans le jardin de mon enfance, je les invite à se presser contre la grille, vêtus au mieux de panoplies et en général d’oripeaux propres à transformer un fils de garagiste en Sioux ou un fils de coiffeur en maharadjah, je leur propose de tendre l’oreille et de saisir le mystère des conversations (en niçois pour pas que les petits comprennent) des mémés en blouses bleues ou noires à petites fleurs, dans la fraîcheur ombrée du jardin. En un mot, je leur dis : «
Ne descendez pas sur la Côtt’, venez à Nice, venez avec les Niçois regarder passer les Rolls ».
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