Nice est décidément bien particulière puisque nos palais sont des palaces, et nos immeubles des palais.
Ne croyez pas que ce soit normal : au gré de vos voyages à travers la France, vérifiez. Vous constaterez que nulle part ailleurs, les bâtiments publics sont aussi discrets que les nôtres, tandis que les édifices les plus spectaculaires sont des bâtiments privés, hôtels et villas produits par la villégiature, et que des logements de toute sorte se trouvent dans des immeubles à l’entrée fièrement surmontée d’un cartouche proclamant leur statut de palais.
Passons rapidement sur les origines linguistiques de ces dénominations. Evidemment, le palace vient de l’anglais « palace », qui est un palais. Quant au palais niçois, ne faut-il pas chercher sa racine lointaine dans le « palazzo » italien, qui désigne aussi bien un palais qu’un immeuble ? Une fois encore, l’incroyable richesse de notre paysage linguistique éclate, et je la souligne d’autant plus volontiers qu’elle nous est naturelle, alors qu’un peu de réflexion et de comparaison suffit à dévoiler l’absurdité de ces dénominations. Quelle autre région du monde, quelle autre identité locale peut aussi allègrement parsemer son territoire de références et de mots riches de tant de sens et de tant d’origine, tout en les assimilant sans rien perdre de son âme ? Voilà encore un démenti, s’il en fallait d’autres, aux amateurs d’enfermement, aux contempteurs du régionalisme et aux zélateurs de l’entre-soi.
Donc les bâtiments les plus vastes, les plus spectaculaires, les plus riches, les plus ornés sont chez nous des palaces. Vous me direz fort justement : c’est dans leur nature. Oui, mais ce qui en fait le caractère extraordinaire, à Nice, c’est leur nombre et surtout la comparaison avec les édifices destinés à manifester, par leur architecture, la puissance publique : la mairie actuelle, l’ancien palais communal de la place Saint-François, le palais des rois de Sardaigne, le palais de justice, l’ancien Sénat, la Chambre de Commerce et d’Industrie, même, sont-ils en taille et en visibilité, voire en ornementation, comparables au Negresco, au Régina, au Westminster, au West-End, au Riviera Palace, au Winter Palace, à l’Hermitage, au Parc-Impérial ? Je crains que la réponse ne soit contenue dans la question. Et la conséquence est lourde : comment l’image de notre ville pourrait-elle correspondre à son Histoire si sa puissance ne s’affiche que dans des façades d’hôtels, et du 19e en outre, ce qui nie dans l’espace public son ancienneté millénaire et sa forte tradition politique et administrative ? Le cliché peut alors s’épanouir : Nice, petit village de pêcheurs sans patrimoine, sans force, sans passé, né il y a cent cinquante ans des effets conjugués du tourisme planétaire et millionnaire et du chemin de fer national.