Il est des villes de l’imaginaire : Samarkand, Syracuse, Tombouctou, Alexandrie, par exemple. Des villes où on ne va jamais en somme, mais dont la sonorité des noms, le rêve qu’elles portent, associé à un mythe, une chanson, parlent aux cœurs, aux espoirs, aux mémoires. Pour beaucoup de Niçois, et probablement pour eux seuls, parmi ces villes, il y a Città di Castello, qui ne s’attend sans doute pas à tant d’honneur.
Ce nom, je ne l’entendais à la maison que quand mes parents se disputaient. Il y avait là comme un concours d’origine et, faut-il l’avouer, dans la bouche de celui des deux qui l’employait, le fait qu’une partie de l’ascendance de l’autre venait de Città di Castello n’était pas un compliment. C’est une chose bien connue : quand on se dispute, convoquer les généalogies, chez nous, accroît l’argumentaire et sa dimension tragique, même si à l’évidence, les ancêtres ne sont pour rien dans la cause initiale de l’affrontement. C’est en tout cas ainsi que j’appris : j’avais des ancêtres venant de là-bas, et ce n’était pas bien.
Plus tard, ayant grandi, j’osai partager cet infâme et terrible secret avec mes amis les plus intimes. Quel soulagement ! Eux-mêmes, accroché à un rameau lointain de leur arbre généalogique, avaient aussi un Tiferno, nom des habitants de Città di Castello. Je n’étais plus seul et même le temps passant, je découvris que nous étions nombreux.
Et un jour, je décidai d’y aller.
Première impression : l’Ombrie, en général, est une si belle région, si cultivée et en apparence, aujourd’hui, si riche, que j’eus du mal à comprendre pourquoi tant de jeunes hommes en partirent. Sans doute les conditions ont-elles changé depuis la fin du XIXe siècle, mais cela me surprit.
Deuxième impression : la ville est grande, belle et opulente, sérieuse et médiévale, sereine et bien tenue. Médiévale, avec des monuments assortis, cela ne me plaît guère. En revanche, face à la sortie latérale de la cathédrale, il y a une charcuterie/salumeria comme on n’en voit plus qu’en Italie, sols en marbre, comptoirs cirés, ferronneries de cuivres, bocaux pleins d’huile, de légumes sotto aceto et de champignons, saucisses, jambons et pâtes fraîches. Bien sûr, j’avais cherché, au monument aux morts, sur les interphones, le nom de l’ancêtre. Peine perdue. Ils avaient dû tous partir. Sur la place, j’achetai une carte postale pour les miens, afin que ceux qui n’y étaient jamais allés tout en en parlant souvent voient. Et voilà tout ce que j’en retins, en la quittant avec un pincement au cœur.
L’année d’après, j’y amenai mon fils. Lui aussi devait découvrir un des multiples berceaux de sa famille. Il l’accepta de bonne grâce. Nous descendîmes à l’hôtel Tiferno, remarquable. Il voulut faire seul le tour de la ville, guidé par mes récits familiaux, et en revint avec le programme du festival de cinéma local. Le lendemain, nous partîmes pour Citerna, bourg voisin, d’où venaient les parents d’une de ses meilleures amies de classe.
Les Latins appelaient ça la piété filiale. Sur la route du retour, j’avais ainsi, complètement, le sentiment de m’en être acquitté.
Plusieurs mois plus tard, j’acquis sur Internet un logiciel pour dresser mon arbre généalogique. Ainsi, je pus mettre en ordre des données disparates, réunies sur des papiers dispersés. Arrivé au moment où il fallut compléter cette branche de la famille, je m’aperçus que me manquaient les éléments basiques de l’état-civil. Je cherchais alors à les recueillir. Grâce aux ressources en ligne, ce fut vite fait. Il en ressortit ceci : l’ancêtre que tous ses descendants pensaient être originaire de là-bas, et qui alimentait les disputes familiales, était né dans un village du nord du Piémont et n’avait sans doute jamais mis les pieds à Città di Castello.