Chateaubriand. Il n'est pas un passionné de mots qui, à l'énoncé de ce nom, ne frissonne. C'est mon cas, aussi. Le frisson n'était pas acquis, car je ne gardai de lui, d'abord, que les tristes souvenirs du Lagarde & Michard. Mais aujourd'hui, avec quelques autres, il est, pour la forme, un de mes auteurs favoris. Je l'ai rencontré à la lecture de ses Mémoires d'outre-tombe (quel titre génial !), et là, j'ai apprécié la finesse et la force conjuguées de ses phrases. Après une vaine tentative d'approche de ses romans, je décidai, cet été, pour revigorer mon admiration, de revenir vers le témoignage. C'est ainsi que j'achetai et lus l'Itinéraire de Paris à Jérusalem.
Le titre est explicite : il s'agit d'un récit du voyage qui, en 1806-1807, conduit Chateaubriand... de Paris à Jérusalem par l'Italie, la Grèce, Smyrne et Constantinople, avec retour par Alexandrie, Tunis et Grenade. Ce long périple tient du pèlerinage autant que de la chronique, et c'est là que le bât blesse.
Evidemment, pas en ce qui concerne le style. La plume est toujours splendide, éclatante, subtile, précise ; la phrase, développée comme une vague, lente, majestueuse, se gonflant peu à peu de force, roule sur elle-même et soudain frappe l'esprit autant que l'oreille dans un grand, magnifique et sonore fracas. Non, vraiment, sur le style, rien à dire (et d'ailleurs, qui suis-je pour dire quelque chose du travail de cet auteur ?). Mais alors sur la mentalité...
Les milliers de pages des Mémoires permettent de découvrir un homme solitaire, mélancolique, bardé de convictions et fragilisé par sa sensibilité, confronté à un des bouleversements majeurs de l'histoire européenne, malmené et déchiré par lui -je veux parler du tourbillon de la Révolution et de l'Empire. En matière de voyage, les longs mois qu'il passe en Amérique à la fin des années 1790, dans les vastes espaces du Mississipi occidental, produisent de vrais et beaux textes, apaisés et profonds. Il n'en va pas de même pour l'Itinéraire, où Chateaubriand s'impose sous un autre jour : le plus méprisant, le plus cuistre, le plus snob, en un mot le plus insupportable des touristes français que la terre et la mer, qui en véhiculent pourtant beaucoup à travers le monde entier aujourd'hui encore, aient jamais porté.
L'exercice littéraire du voyage en Orient, comme celui d'Italie, contient en son temps, il est vrai, des passages obligés. Il faut y réunir, c'est la règle, des choses vues et des méditations sur la grandeur et la vanité des empires. Mais l'Itinéraire constitue une quintessence écoeurante des préjugés de l'aristocrate "nordique" découvrant la Méditerranée. Et ne craignant pas de rapprocher de cet admirable ancêtre un autre savoureux artisan de la langue, paraphrasant Michel Audiard, si je faisais dans la psychanalyse, je dirais même que Chateaubriand est le roi des cons.
Méprisant ? Pas un Italien, pas un Grec, en un mot pas un habitant des régions qu'il traverse n'est digne de considération. Un ramassis de semi-barbares, sales, dépenaillés, sauvages, paresseux, voilà son portrait des peuples de la Méditerranée. Hanté par l'Antiquité, il ne cesse de comparer les hommes de son temps aux grandeurs supposées de ceux du passé, et à l'amer détriment des premiers. Cuistre ? Il n'est pas un brin d'herbe, pas un caillou, pas une crotte de bique qui ne suscite en lui une citation en latin, grec et autres langues. L'exercice est obligé en khâgne, ou dans le salon de la marquise de N... Là, il tourne vite au pensum et atteint au sublime comique quand l'auteur se pique d'archéologie. Snob ? Sous des dehors de frugalité contrainte, Chateaubriand ne cesse de souligner son propre raffinement face à ses hôtes, renvoyés d'un mot à leur statut de frustes paysans proches de la bestialité. Français ? Dans tous les territoires qu'il traverse, tant dans le présent que dans le passé, des Croisades à l'expédition d'Egypte, il n'a pour référence que la grandeur, l'héroïsme, les saintes vertus des Français de tous temps, peuple par nature excellent et incomparable, flambeau de culture et d'humanité éclairant en vain l'obscure sauvagerie du reste de la planète.
On m'objectera, à juste titre, que Chateaubriand n'est en l'espèce que le reflet de la pensée de sa classe, en son temps. Je répondrais, par anticipation, que par la qualité absolue de sa plume, il est aussi responsable de la permanence de ces clichés, dans toutes les classes, aujourd'hui et notamment en France, au sujet de notre mer et de ses habitants, et donc de nous Niçois. J'vais t'dire, F.-R., sur ce coup-là, tu m'as super déçu.
Itinéraire de Paris à Jérusalem, François-René de Chateaubriand, Folio.