M Chappuis, sans éveiller Anna, descendit les escaliers jusqu’au bar de l’auberge. Le temps avait brusquement changé et était à l’orage.
Les premières gouttes s’écrasaient sur le sol. Il entra dans la salle où quelques villageois commentaient les nouvelles du matin parues dans le Petit Niçois. Il alla jusqu’au comptoir et leva les yeux vers la bassinoire de cuivre accrochée au mur, au dessus des bouteilles d’anis et de Picon. Afin d’engager la conversation avant de commander un petit déjeuner, il demanda à l’aubergiste, M. Costa :
— Elle vient de votre famille ?
— Quoi ?
— La bassinoire.
— Non, répondit le patron, elle vient du bas, de Bourgenbas.
— Quel bas ?
— Parlez plus doucement, dit le patron en désignant du menton un vieux en casquette assis devant une table du fond du bar.
M Chappuis eut un regard vers le fond de la salle puis revint vers le patron.
— Il est d’en bas, expliqua-t-il à voix basse.
— C'est-à-dire ?
— Il n’est pas du haut du village, il habite Bourgenbas.
— Et Bourgenbas, ce n’est pas comme ici?
Le patron eut un regard, les hommes autour du comptoir firent des moues. Fallait-il informer ou non un homme de la ville d’un sujet aussi délicat.
— Non, ici on est dans le haut du village.
— Et c’est important ?
— Disons que ça ne se compare pas, le vrai village, c’est le haut, c’est ici.
Son doigt faisait des dessins dans les traces d’eau laissées par les verres sur le comptoir douteux. Une mouche se frottait les pattes avec application sur le goulot d’une bouteille de sirop de grenadine.
— Attention compléta-t-il, à Bourgenbas, ils vont vous prétendre le contraire. Mais il ne faudra pas les croire.
— Bien, promit Adolphe.
— Et chez eux, les pauvres, il pleut tout le temps en cette saison.
Adolphe Chappuis regarda les vitres, sur lesquelles la pluie ruisselait maintenant sans discontinuer.
— Il y a pluie et pluie, expliqua le patron. Ici, il ne pleut pas, ça mouille juste la terre pour les champignons. Ici on se chamaille, en bas, on sort les fusils ! Vous n’en avez pas vous, en ville des gavots comme ceux de Bourgenbas?
— Si reconnu Adolphe. Il y a du tirage entre les niçois du Vieux Nice, et ceux des nouveaux quartiers de la rive droite du Paillon. Je ne fréquente que la rive droite, bien sûr.
— Ouais, confirma le patron, comme s’il connaissait déjà ce fait.
Bien qu’accoutumé au lourd rituel des hommes, Adolphe Chappuis comprit que la conversation des villageois était plus compliquée ici qu’ailleurs. Les phrases étaient soupçonneuses, on n’abordait pas les sujets de plein fouet. On tournait autour comme si poser directement un sujet sur le comptoir était aussi inconvenant que de jeter un morceau de socca à côté de l’assiette.