Traduisant il y a quelques années, de l’italien au français, la Storia delle Alpi marittime de Pierre Gioffredo, j’avais été surpris et amusé de découvrir sous sa plume une citation extraite du Satyricon, de Pétrone, texte qui, pour être paré des vénérables solennités de l’antique, n’est rien d’autre qu’un roman picaresque, voire franchement pornographique en certaines pages. La démarche de l’honorable abbé Gioffredo n’avait pourtant rien de celle du voyeur. Il recherchait simplement partout ce qui pouvait éclairer l’histoire de Nice et de ses vastes environs et lut tout le corpus disponible au milieu du XVIIe siècle. Et il fut récompensé. Entre deux orgies, voilà qu’un poète ivre évoque, en vers, la guerre entre Pompée et César et cite notre région comme champ de bataille. Notre historien s’en saisit.
Or, pour débusquer ces deux vers perdus au milieu de deux cents pages de texte, et plutôt vers la fin, Gioffredo dut sans doute lire la totalité de l’ouvrage, depuis le début, et donc subir les descriptions nettes des copulations diverses auxquelles se livrent les héros. Qu’en pensa-t-il, lui, le digne ecclésiastique, haute personnalité de la Cour du duc de Savoie ? Fut-il alléché ? Sursauta-t-il de dégoût ? Sans doute ne le saura-t-on jamais.
Je ne suis pas un ecclésiastique de haut rang, et encore moins un personnage influent et reconnu de la cour des ducs de Savoie. Et puis je suis curieux.
Parce que Guillaume Apollinaire vécut son adolescence à Monaco, à Cannes et à Nice, qu’il y fréquenta notre lycée, il avait peut-être quelque chose à nous dire sur notre ville en son temps. Il le fait d’ailleurs classiquement dans un recueil de contes, L’Hérésiarque (1910).
Et il le fait ailleurs, de façon bien moins classique. Et c’est cela que j’ai lu, aussi.
Cet ailleurs, c’est un roman pornographique, Les onze mille verges ou les amours d’un hospodar, publié en 1907.
Comme l’abbé Gioffredo avec Pétrone, sur un total de neuf chapitres, j’en ai lu sept avant de trouver ce que je cherchais. Ces sept chapitres contiennent à peu près tout (puisque le reste est dans les chapitres 8 et 9) ce que l’esprit humain peut imaginer en matière de sexualité, jusqu’à la lassitude, voire l’écoeurement du lecteur. Puis dans le chapitre 8, le héros rencontre un officier russe qui lui fait le récit détaillé des plaisirs sadomasochistes qu’il vécut avec sa femme durant le carnaval de Nice.
Outre l’officier et son épouse, les autres protagonistes sont « un jeune homme à l’accent nissard ou monégasque (…) enrichi par le commerce d’huile d’olive que lui avait laissé son père. », un officier des Chasseurs alpins, une jeune bonne et son amant, « un horrible botcha [sic], c’est-à-dire un aide-maçon piémontais ».
Je vous laisse évidemment le plaisir ou la curiosité de découvrir comment se combinent les sexualités extrêmes de ces six personnages et d’un danois (le chien, pas le Scandinave). Je soulignerai en revanche leur vraisemblance. Car un couple de Russes fortunés et un officier des Chasseurs alpins, à Nice, en 1907, font bien partie de la réalité, autant que la bonne, le fils d’un riche marchand d’huile et l’aide-maçon. Quant à l’évocation de l’accent « nissard ou monégasque », et à l’emploi du mot « botcha » dans son sens exact, ce mot qui nous est encore si familier, ils nous prouvent que Guillaume Apollinaire nous connaissait bien.
Il n’en demeure pas moins que je regarderai différemment, désormais, le lycée Guillaume-Apollinaire. Et aussi les « botcha » qui parsèment quelques rameaux de mon arbre généalogique. Quant aux chiens…
Jusqu’où ne va-t-on pas quand on aime sa patrie !
Satyricon, Pétrone, Folio ; Les onze mille verges ou les amours d’un hospodar, Guillaume Apollinaire, en ligne sur Wikisources.