Passons par la fiction, pour commencer : Le tailleur de la grande-rue et La ruelle bleue.
Deux textes (on ne peut pas parler de romans, je crois) de Giuseppe Bonaviri (1924-2009), découvert il y a trois ou quatre ans à la lecture d'une critique du Monde des Livres.
Même sentiment pour les deux.
D'abord, un fort rapport aux sens, aux parfums, aux sons, aux couleurs du bourg natal de Sicile, Mineo. Evidemment, la Sicile ressemble à chez nous, sauf que tout y est plus fort, plus violent, plus chaud ; plus de bruit, plus de sécheresse, plus de couleur. Rien n’y est apaisé ni ordonné par l’Histoire et le monde. Tout y est autochtone, au sens propre, issu d’une terre bouleversée, convoitée et menacée tant par les hommes que par la nature. Pour reprendre une phrase célèbre du Guépard –je vous en reparlerai, forcément-, tout y a changé et rien n’y change, dirait-on depuis l’aube mythologiques des temps humains. Les sens y sont plus sollicités, sans doute, et les ivresses plus amples.
Ensuite, deux récits d'enfance, avec les saveurs, les peurs, les rêves de l'enfance.
Le monde des adultes vu d'en-bas, de la taille d'un enfant, avec ses évidences, ses interdits, ses rites mystérieux et insensés, ses personnalités incompréhensibles.
Les personnalités, justement, d'un monde évanoui obsédé, rongé, marqué par la faim et la pauvreté. De la résignation, un futur qui n'est que la reproduction du présent, lui-même identique au passé. Pas d'avenir, un recommencement perpétuel. Des hommes et des femmes durs, dans un monde rude, fait de travail et de peine.
Souvent, au fil d’autres lectures, je me suis demandé comment pouvaient-être nos ancêtres, les miens et les nôtres, à nous tous méditerranéens. L’Histoire documentaire ne nous le dit pas ; le récit romanesque nous les présente comme des êtres mangés par la survie mais aussi portés, souvent, par des fantaisies à peine imaginables aujourd’hui, certaines probablement pathologiques, d’autres sans doute produites par la nécessité, par des croyances indispensables face aux mystères du monde et à la fragilité humaine. Comme dans un tableau baroque, deux extrêmes qui se complètent et rendaient sans doute la vie supportable.
Il y a aussi des bandes de gamins qui courent la campagne, odorante et brûlée, des bêtes, des insectes, des lézards.
Beaucoup trop de soleil, beaucoup trop de froid, on est en Sicile, mais en un temps où le ciel est un ennemi.
Des personnages que j'ai découverts aussi, en toile de fond, dans les Novelle de Giovanni Verga j’y reviendrai, bien sûr), comme ce colporteur qui chez l'un fait la joie des filles du bourg au moment des fêtes, et chez l'autre est le symbole de l'étranger, du voleur, de la menace qui vient d'ailleurs, d'un métier moins dur que celui de paysan mais plus incertain encore, des risques et des rêves du vagabondage.
Pas d'accord avec la critique de Vittorini donnée en introduction du livre chez Gallimard. Trop précieuse, trop littéraire, trop intellectuelle, même si semble-t-il c'est ce même Vittorini qui a lancé la carrière de Bonaviri.
Et puis je suis allé voir Mineo aujourd'hui, par Google et Google Earth.
C'est bien propre. Rien du bourg cerné par les ordures et les champs d'épandage où les fillettes vont chaque soir verser les pots de chambre de la famille. Belles églises baroques, urbanisme sicilien avec palazzi à deux étages, corniches et balcons en fer forgé. Des voitures, garées comme-ça-t’arrange, des antennes télés, des menuiseries de fenêtres en alu anodisé. Toutes les marques extérieures du progrès et de la modernité efficace ; plus rien de cet hier que Bonaviri rapporte.
Pas de nostalgie mais une question : la vie est plus confortable là, aujourd'hui, semble-t-il. Mais est-elle moins dure ?
Le tailleur de la grande-rue, Gallimard, Paris, 1989 ; La ruelle bleue, Seuil, Paris, 2004