J’ignore si quelqu’un a déjà fait, voire étudié la comparaison de l’état des langues régionales en France et en Italie, avant-hier, hier et aujourd’hui. Au premier abord, je dirais qu’il est bien plus favorable, pour de très nombreuses raisons, là-bas. Je ne connais pas en tout cas de littérature française ayant atteint le niveau de notoriété, au plan national, d’un Andrea Camilleri pour le sicilien d’aujourd’hui, ou d’un Luigi Meneghello (1922-2007) pour le vénitien d’hier. Et il est vrai que la lecture d’un livre de ce dernier ouvre de profonds abîmes de réflexion.
Libera nos a malo, puisque c’est de cet ouvrage qu’il s’agit, est un texte hybride. Chronique de l’enfance, lexique et grammaire de la langue vernaculaire, réflexion politique, tout ce qui fait en somme la vie d’un homme semble réuni dans ces quelques pages. Le titre tout d’abord est un habile jeu de mots sur le texte latin du Notre Père et le village d’origine de l’auteur, puisque « Libera nos à malo » est traduit, en église, par « Délivre-nous du mal » mais peut être compris aussi comme « Délivre-nous de Malo », cette bourgade où naît et grandit Luigi Meneghello, au pied des collines de Vénétie. Veut-il vraiment se délivrer de ce lieu, lui qui y consacre tant de pages ? Je ne le jurerais pas, même s’il fit l’essentiel de sa carrière professionnelle loin de là, en Angleterre. Et je le jurerais d’autant moins que tout son livre tourne autour de cette question du rapport de chacun à son biotope familial et culturel, dans un contexte où la langue vernaculaire domine, et de loin, la langue officielle –l’italien en l’occurrence- alors que nous sommes dans l’Entre-Deux-Guerres.
Langue vernaculaire ? Mais encore ? Car dès sa plus tendre enfance, Meneghello excelle dans sa capacité à différencier l’accent et le vocabulaire de son bourg, de celui, légèrement différent, des villes voisines, notamment Vicenza, et de ce celui, tout aussi différent des deux premiers, des paysans des villages de la plaine, des collines et des proches contreforts alpins. Sur un territoire exigu, à peine à quelques kilomètres de diamètre, on voit donc se déployer trois formes d’un même type, l’urbain, le semi-urbain et le campagnard, proches et pourtant reconnaissables, et dont les différences sont accessibles à l’oreille d’un enfant.
Ce premier élément a ravivé en moi le souvenir d’une conversation tenue il y a quelques années à Menton avec un linguiste, qui faisait remarquer que, dans un rayon de vingt kilomètres autour de cette ville, on ne dénombrait pas moins de cinq mots pour désigner un lézard : celui des Niçois de Nice, celui des Mentonnais et Monégasques, celui des Sospellois et Pignesi, celui des Saorgiens et Breillois et celui des Fontanais. Les uns se rattachaient à la langue d’Oc, les autres au ligure, le dernier au piémontais. Tous avaient les mêmes racines lointaines, latines ou germaniques et pourtant tous avaient de bonne raisons historiques de maintenir leurs différences. On sait les variantes qui divisent aussi l’espace du comté de Nice, entre le côtier, les gavots de chaque vallée, la zone intermédiaire du levensan ou du contois. Lisant Meneghello le Vénitien, j’eus souvent l’impression de parcourir nos villages.
Et puis il y a, sous sa plume, ce second élément, confondant : le rapport à la langue officielle, dans le contexte d’autant plus solennel que le fascisme est aussi une dictature de la parole et un infatigable consommateur de mots. Voilà un constat plus propre à l’Italie qu’à la France, certes. Il est en tout cas, pour le lecteur, source de nombre de sourires, voire d’éclats de rire, quand il constate combien les idéologies les plus écrasantes peuvent, par la simple facétie d’enfants à l’oreille formée par d’autres sons, révéler leur pathétique et carnavalesque outrance.
Et si le niçois, lui aussi, était un révélateur ?
Luigi Meneghello, Libera nos a Malo, Editions de l’Eclat, Paris, 2010