Une parenthèse, tout d’abord, pour célébrer cette merveilleuse et parfaite langue française, pleine de poésie, qui pourrait nous laisser penser qu’à l’instar de l’aigle ou du goéland, l’Histoire plane au-dessus des immensités terrestres, libre comme l’air, alors qu’elle a été, selon l’auteur, victime d’un délit. Voilà une confusion qui, n’en déplaise à Michel Onfray, n’est pas possible dans notre baragouin arriéré et obscurantiste, qui sait faire, lui, la différence entre le vol des oiseaux et le vol des brigands. Mais passons.
Pour résumer la thèse de l’auteur, la supériorité technique et scientifique de l’Europe, patente au 19e siècle, lui a permis d’imposer au monde sa vision des mœurs et des faits et de se présenter comme l’inventrice de nombreux concepts, comme l’amour, la civilisation ou encore le capitalisme. Il serait temps, aujourd’hui, qu’une vraie approche scientifique, débarrassée du « fardeau de l’homme blanc », rende à chacun sa place dans le concert du progrès. D’accord avec vous sur ces faits, Mr. Goody, moins sur vos commentaires moralisateurs qui n’éclairent pas le passé, mais plutôt votre idéologie présente.
Oui, les faits sont là, durs et cruels, et sur l’un d’entre eux, je m’attarderai ici : le découpage des temps, pour nous si naturel, et pourtant absolument artificiel, et dont vous connaissez la séquence. Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes, Epoque contemporaine, voilà la règle, qui s’impose aux structures universitaires comme aux esprits, et qui pourtant n’ont de sens que pour les Européens. Où trouver ces périodes dans l’histoire aztèque, indienne, chinoise ? Nulle part. Cet outil conceptuel y est inopérant, car nous avons l’idée d’une histoire linéaire quand ils projettent eux une histoire cyclique, s’appuyant, en Chine par exemple, sur un découpage rythmé par les changements de dynastie. Et ils sont ainsi équipés d’un moule quand nous manions une hache.
A l’intérieur de ces quatre grands temps, on a inséré des subdivisions, parfois partagées par toute la communauté scientifique, comme la récente Antiquité tardive, parfois sujettes à de larges distorsions chronologiques, comme la Renaissance, médiévale et moderne en Italie, seulement moderne en France, parfois unique comme le temps de la Révolution et de l’Empire, exclusivement français. Et c’est ainsi que ce découpage interne nous a été imposé à nous, Niçois, par le biais de l’enseignement de l’histoire de France. Il donne lieu à des difficultés cocasses, par exemple en matière de classement des archives, puisque la série Révolution et Empire commune à tous les départements français se trouve ici amputée de ses trois premières années (1789-1792), précédant l’invasion, et que la série contemporaine postérieure à l’Empire a donné lieu à la création d’une série particulière, dite Fonds sarde, qui couvre la période 1814-1860, comme si auparavant nous ne l’étions pas.
Ces questions archivistiques, bien techniques, sont produites ici dans le seul but d’ouvrir une réflexion. Et si l’histoire de Nice s’affranchissait des découpages historiques français ? Plus de Renaissance, de Guerres de religion, de siècle de Louis XIV, de révolution ou d’Empire. En revanche, un long Moyen-âge, coupé en deux par la Dédition et finissant au siège de 1543, un âge baroque et absolutiste allant du règne d’Emmanuel-Philibert à celui de Charles-Félix (1559-1831), un temps des révolutions dépassant les invasions et l’annexion et allant jusqu’au séparatisme (1792-1870), puis la Belle Epoque et le découpage classique français ?
Amis chercheurs, chiche qu’on s’y met ?
Jack Goody, Le vol de l’Histoire, Gallimard, NRF-Essais, Paris, 2010.