Pour un homme de ma génération, la référence cinématographique absolue du règne de Louis XIV fut le film de Sacha Guitry, Si Versailles m’était conté. Je sais, depuis, tant d’autres œuvres plus vraies, plus profondes, ont été produites sur le sujet, comme Le Roi danse, La prise du pouvoir par Louis XIV ou Louis enfant-roi. Mais je n’y peux rien, moi, ce qui a marqué ma mémoire, à défaut de mes connaissances, c’est Si Versailles m’était conté.
Là, en décors naturels, le Maître faisait évoluer la crème du cinéma national du milieu du XXe siècle. Tous s’exprimaient dans un phrasé travaillé, celui des Comédiens-Français. Tous étaient vêtus avec magnificence. Tous faisaient assaut de bel esprit. Tous étaient parfaits. Le film était chic, patriote, grandiose et léger. On passait sur les anachronismes : on vibrait.
Par la suite, j’appris que tout cela n’était que politique et stratégie et que ces lieux, si éclatants, avaient abrité bien des bassesses, des relâchements et des misères. On me rapporta même cette boutade de je-ne-sais-plus quel roi de la Restauration, qui, retrouvant Versailles, vide de la Cour, constatait qu’il y manquait quelque chose d’essentiel : l’odeur.
Et puis j’ai lu, récemment, une partie des Mémoires du duc de Saint-Simon, et par l’effet d’une lecture, contrebalançant à quarante ans de distance un film, me voilà passé de Si Versailles m’était conté à Affreux, sales et méchants.
En général, les spécialistes retiennent trois choses des Mémoires du « petit duc ». D’abord que Saint-Simon est un fieffé réactionnaire. Ensuite qu’il est un témoin utile. Enfin qu’il est une marrida lenga délicieuse, servie par une plume excellente.
Tout cela est vrai, sans doute. Mais ce qui m’a frappé, ce sont moins ses portraits moraux que les descriptions physiques et même mentales qui les accompagnent et souvent les précèdent. Car de ces descriptions ressort un monde, non pas de beauté et d’élégance, mais plutôt une galerie des horreurs absolue et dégoûtante.
Dans un temps où l’hygiène est inconnue et la maladie quasiment incurable, laissant ses traces, jusqu’aux plus anodines, sur toutes les peaux, ce ne sont, même chez les plus jeunes, que bouches édentées, faces crevées de pustules plus ou moins sèches, dos tordus, jambes boiteuses, odeurs d’aisselles et haleines chargées – y compris la petite duchesse de Savoie qui vient épouser le Dauphin. Ce ne sont que regards louches, cous goitreux, cheveux sales, ventres obèses, pour ne rien dire des excréments et mictions plus ou moins bien contenus, qui interrompent les repas et maculent les parquets. Les associant innocemment au titre de ses victimes, -la princesse de…, le duc de… - Saint-Simon rend cette puanteur et cette crasse humaines encore plus incompréhensibles et écoeurantes.
Je ne parlerai pas des cinglés, des mabouls, des hallucinés qui peuplent les galeries et les antichambres, farcis de superstition, de vanité et de mesquinerie, comme celle qui récite tout le Notre-Père sauf le « comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé… », qu’elle fait prononcer par ses valets pour ne pas avoir à le dire elle-même.
Troublé par tant de laideur à un si haut degré de la société, naïf sans doute, je m’en suis ouvert à C. Elle a laissé sagement tomber un définitif : « Il fallait que tout cela finisse ».
Cela finit. Aujourd’hui, nous sentons bon. Notre dentition est éclatante. Nous souffrons moins de la moindre migraine, et le plus petit bouton ne se transforme plus en ulcère purulent ou en cicatrice cuisante. Nous utilisons à l’envi des toilettes elles-mêmes plus parfumées qu’un duc à Versailles. Et bien sûr, à tous les étages du pouvoir, et jusqu’au sommet, on ne rencontre plus de cinglés, de mabouls, d’hallucinés farcis de superstition, de vanité et de mesquinerie.
Saint-Simon, Mémoires, tome 1, Folio, Paris, 1990